Sous influences

Les secrets défonces des artistes

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 18 février 2013 - 1552 mots

À Paris, La Maison rouge aborde un sujet tabou, sinon polémique : les rapports qu’entretiennent les artistes avec les produits psychotropes. Quelles « expériences » en retirent-ils ? Éléments de réponse.

En 2004, la galerie new-yorkaise Gavin Brown organisait une exposition sous le titre « Drunk vs Stoned » soit, en français dans le texte : « Bourré contre défoncé ». Suivant un principe très simple, l’accrochage bipolaire répartissait d’un côté des œuvres réalisées en état d’ébriété et, de l’autre, des créations produites sous l’influence de substances illicites diverses. Le jour même de l’ouverture, un match de football prit part au duel en opposant deux équipes : des joueurs drogués face à des joueurs alcoolisés. Ken Johnson, auteur de l’ouvrage Are You Experienced ? How Psychedelic Consciousness Transformed Modern Art en 2011, rapporte que ce sont ces derniers qui remportèrent la partie.
 
Le compte-rendu que fit Jerry Saltz, critique au New York Magazine, pencha d’ailleurs nettement en faveur des œuvres créées sous l’emprise de l’alcool, jugeant celles-ci davantage désinhibées, extraverties, impulsives, quoique parfois moroses et un peu romantiques. Face aux propositions de Damien Hirst, Pipilotti Rist ou Paul McCarthy, celles de Murakami, Matthew Barney ou encore Sarah Sze apparaissaient plus mentales, plus hallucinées, davantage hypersensibles et introspectives sous l’effet des stupéfiants. Le critique ne dit pas s’il fallait que le public joue le jeu jusqu’au bout et se rende à l’exposition dans les mêmes dispositions pour jouir pleinement desdites propositions.

Paradis artificiels
C’est ce que le projet d’Antoine Perpère pour La Maison rouge à Paris ne dit pas non plus. Pour ce praticien et plasticien, chef de service éducatif au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie de l’Association Charonne à Paris depuis 1991, déjà commissaire en 2011 à Marseille d’une exposition sur les « Arts psychoactifs », l’affaire est sérieuse. Son projet d’exposition « Sous influences » à La Maison rouge replace les pratiques dans une perspective historique, et force est de constater que celle-ci est assez longue puisqu’on compte pas moins de deux cent cinquante œuvres.

Que cherchaient les artistes et les écrivains qui se sont prêtés à des expériences psychotropes à travers les siècles  ? On sait que le poète Samuel Taylor Coleridge et les écrivains Thomas De Quincey ou Edgar Allan Poe ont exposé leur imagination aux effets volatils et aux extrapolations dus à certaines drogues allant du haschich à l’opium. Élargir leur vision, pénétrer les mondes de l’inconscient jusqu’à l’hallucination, voici ce qu’ils visaient.
 
Charles Baudelaire en a tiré ses Paradis artificiels parus en 1860, dont un poème dédié à la drogue dite « douce » : « Que les gens du monde et les ignorants, curieux de connaître des jouissances exceptionnelles, sachent donc bien qu’ils ne trouveront dans le haschich rien de miraculeux, absolument rien que le naturel excessif. Le cerveau et l’organisme sur lesquels opère le haschich ne donneront que leurs phénomènes ordinaires, individuels, augmentés, il est vrai, quant au nombre et à l’énergie, mais toujours fidèles à leur origine. »
 
Les surréalistes, dans leur quête d’une libération de l’esprit, ont testé plusieurs substances afin de libérer leur écriture et leur graphie. La plupart des images surréalistes n’ont pas été exécutées pendant ces prises, mais traduisent les effets ressentis. En effet, c’est là deux chemins possibles à emprunter pour les artistes  : créer directement sous l’influence d’une substance psychotrope ou bien chercher à représenter les sensations, les visions qu’ils auront pu avoir. Henri Michaux, au cours des années 1950, se sera adonné à une pratique assidue du dessin sous mescaline, une drogue hallucinogène psychédélique que l’on peut trouver dans un cactus mexicain consommé à cette fin, le peyotl.
 
Aldous Huxley, dans son fameux ouvrage Les Portes de la perception, paru en 1953, en fera aussi l’éloge. Si cette drogue marqua les années psychédéliques, elle gagna donc ses lettres de noblesse artistiques avec la pratique raisonnée de Michaux qui décrivit son expérience dans Misérable Miracle (1956), le premier de cinq livres dédiés à la drogue. Ses prises, effectuées dans un premier temps en présence d’un médecin, étaient « documentées » par l’exercice du dessin.
 
L’écrivain et artiste ne s’arrêta pas à cette seule substance, prenant par la suite du haschich, mais aussi de la psilocybine (le champignon magique) et encore du LSD, délaissant l’approche scientifique stricte. Mais ce sont ses dessins mescaliniens qui restent notoires. Tantôt saturés, tantôt dépouillés, les témoignages graphiques alternent pure abstraction, tachisme expressif ou paysages mentaux. L’influence de l’expérience de Michaux est encore manifeste aujourd’hui, rares étant les artistes à s’être consacrés aussi entièrement au sujet.

Dans la famille psychotropes
Antoine Perpère stipule qu’il existe trois grandes familles de psychotropes. Suivant les effets recherchés, « on prendra » des psycholeptiques pour apporter un apaisement et obtenir une puissante activité onirique. Pour stimuler sa conscience sans planer complètement ou voir des éléphants roses, les psychoanaleptiques sont « recommandés ». Ils assurent une hyperacuité et une excitation physique. Enfin, pour partir très loin en dehors du réel, l’aide des psychodysleptiques est possible. Hallucinations, conscience altérée, ces substances sont peut-être moins addictives que les précédentes, mais les conséquences restent tout aussi dévastatrices. Elles ont marqué la création des années 1960 et 1970 et directement concouru à la naissance du psychédélisme.
 
La collection d’affiches hautes en couleur de Jaïs Elalouf prêtée à La Maison rouge en offre un vibrant exemple. Aujourd’hui, les artistes transgressent les interdits juridiques et sociaux avec plus ou moins de jusqu’au-boutisme et de discrétion. Ils s’emploient ensuite à traduire cette expérience, à moins qu’ils ne créent directement sous influence. Cependant, Antoine Perpère précise dans le catalogue : « De fait, tous les artistes-expérimenteurs sont unanimes : il est très difficile de transcrire et/ou de faire partager ce qui a été vu, ressenti, ce qui a été compris sous l’effet de produits psychotropes ; cela va trop vite, trop loin, la main, le corps sont trop lourds, trop réels, trop inhibés. »
 
Cependant, l’œuvre de Francis Alÿs, Narcoturismo, 1996, est redoutablement «  efficace ». Chaque jour, pendant une semaine, il a consommé différentes drogues, allant de l’héroïne à l’ecstasy, notant consciencieusement ses sensations et parcourant les rues de Copenhague. Les descriptions sont saisissantes, comme lorsqu’il prend du speed : « Paranoïa déambulatoire. Froid aux pieds. J’ai peur des signes de ma propre présence et j’évite les rencontres dans la rue. En marchant, je me fixe toujours sur un repère familier. » La lecture de ces comptes-rendus laconiques s’avère étonnamment évocatrice d’images et d’états, jouant sur l’empathie plus ou moins sensible du lecteur.

Enfin, la troisième possibilité est d’offrir une expérience équivalente au spectateur. À l’instar de Brion Gysin avec sa Dream Machine (1961), dispositif lumineux rotatif permettant d’obtenir sans prise de substance des hallucinations visuelles semblables à celles qui sont obtenues sous LSD. Il suffit de s’exposer les yeux fermés aux pulsations lumineuses de l’appareil pour visualiser des motifs colorés flottants et littéralement planer au milieu de couleurs produites par le cerveau.
 
Carsten Höller est passé maître en la matière, cherchant toujours à pousser plus loin nos propres capacités extra-visuelles. Lorsque, en 2006, l’artiste a installé un toboggan géant dans la grande halle de la Tate Modern à Londres (Test Site), beaucoup ont pris cela pour un simple divertissement. Mais, bien plus que le simple amusement du chaland, la chute furieuse dans cette canalisation semi-vitrée avait pour but une désorientation sévère qui amenait à ressentir un état de conscience altéré de manière fugace sans rien absorber d’illicite.
 
Déjà en 2000 à la Fondation Prada, le spectateur pouvait se frotter à des amanites tue-mouches géantes rotatives fixées au plafond. Hallucination garantie ! Lorsqu’on sait que le séduisant champignon rouge tacheté une fois ingéré provoque des visions fantasmagoriques, tout explique la passion de l’artiste pour cette Amanita muscaria.
 
Piquer les sens du visiteur, le plonger dans des états comateux ou extatiques grâce à la lumière, à la musique, à des odeurs, des effets d’inductions convaincants, il s’agit là de la partie la plus excitante à considérer dans cette exposition « Sous influences ». La perspective de vivre des moments parallèles ou de désinhiber sa visite en expérimentant des états et des sensations peut certes rapidement dériver vers un côté « Palais de la découverte » qui serait dommageable. Mais les artistes contemporains ont parfaitement compris l’écueil de telles propositions et savent avec pertinence faire « triper » leur monde.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Sous influences », jusqu’au 19 mai. La Maison rouge-Fondation Antoine de Galbert. Ouvert du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 7 et 5 euros. www.lamaisonrouge.org

Parcours de l’exposition. À la Maison rouge, l’exposition « L’art sous influences » explore les liens qu’entretiennent les artistes avec les substances psychotropes. Elle propose un cheminement en trois étapes vers un état de conscience altérée recherchée par les plasticiens comme un vecteur de création. La première partie recense tout un pan de l’iconographie dans la création artistique. Sans en faire usage, la seule contemplation des œuvres exposée en seconde partie ont un effet psychotrope, comme les points de l’artiste japonaise Yayoi Kusama ou le Swinging Corridor de Carsten Höller. La dernière partie entre au cœur de la création de l’artiste sous influence comme les portraits hallucinants et hallucinés de Bryan Lewis Saunders.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : Les secrets défonces des artistes

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