Art moderne

Les premiers animaux de Franz Marc

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 28 mars 2019 - 1483 mots

En 1913, l’expressionniste allemand peint Les Premiers Animaux, chef-d’œuvre aujourd’hui disparu, mais dont le souvenir perdure grâce à une très belle gouache actuellement présentée au Musée de l’Orangerie.

« Nous avons trouvé le nom Der Blaue Reiter en prenant le café sous une tonnelle de Sindelsdorf, a confié un jour Kandinsky. Nous aimions tous les deux le bleu. Marc aimait les chevaux, moi les cavaliers. » Ainsi naissent les grandes terminologies de l’histoire de l’art : autour d’une table. Der Blaue Reiter, « Le cavalier bleu » en français, est né de l’amitié entre Franz Marc (1880-1916) et Vassily Kandinsky (1866-1944). Il ne s’agit pas à proprement parler d’un groupe d’artistes, mais d’une aventure commune, une somme d’artistes internationaux réunis autour d’un Almanach, recueil de textes ambitieux commencé dès 1911, à Munich, par deux peintres alliés. Un groupe expressionniste allemand qui veut en finir avec la tradition s’est déjà constitué à Dresde, en 1905, autour notamment de Kirchner (1880-1938), Heckel (1883-1970), Nolde (1867-1956) et Pechstein (1881-1955) : Die Brücke (« Le pont »). À Munich, dernier bastion de l’ésotérisme, les parcours et les générations sont trop hétérogènes pour souder un groupe d’hommes, mais les sensibilités sont suffisamment fortes pour se retrouver autour d’aspirations communes : l’avènement d’un nouveau monde, d’une nouvelle spiritualité par la couleur et le retour aux sources. Aux membres de Die Brücke l’intellectualisme et le politique, à ceux du Blaue Reiter la sensualité et l’esprit. De fait, le Cavalier bleu rassemble, au sein de deux expositions fondatrices, en 1911 et 1912, des artistes aussi différents que Kandinsky et Marc, mais aussi Macke, Münter, Campendonk, Jawlensky, Klee, Kubin, le compositeur Schönberg…

Du spirituel dans l’art de Marc

Au milieu de ces individualités, Franz Marc apparaît comme une sensibilité à part, exacerbée. Né à Munich en 1880 dans une famille protestante cultivée, l’homme a étudié la philologie à l’université et la théologie. S’il envisage un temps de devenir pasteur, il choisit toutefois la peinture en 1900 et décide d’entrer, pour un temps, à l’Académie des beaux-arts de Munich. Dans ses premiers paysages, Marc montre déjà son intérêt pour la figure animale. Et c’est d’ailleurs en donnant des cours de dessin d’anatomie animalière qu’il commence par gagner un peu sa vie.

Lors d’un séjour à Paris en 1907, le deuxième, le jeune artiste découvre la peinture de Van Gogh et de Gauguin, qui sont pour lui une révélation. En 1908, il réalise un premier grand tableau équestre qu’il finira par détruire, mais dont la composition marque le début d’une série qui occupera le peintre jusqu’à la guerre. Il fait la connaissance d’August Macke en 1910 et de Vassily Kandinsky un an plus tard, avec lequel il partage un intérêt commun pour la spiritualité, avec une nuance toutefois : quand le peintre russe est tout entier tourné vers la nécessité intérieure, Marc, lui, veut traduire la vérité intérieure des choses. « L’esprit vainc des châteaux forts », écrit Marc dans un aphorisme devenu célèbre.

Au printemps 1913, l’artiste peint deux œuvres importantes, La Tour des chevaux bleus et Les Premiers Animaux. Ce dernier tableau est alors exposé à la Galerie Walden en septembre 1913, sélectionné par l’artiste lui-même pour voisiner à côté de plus de trois cent soixante œuvres signées Macke, Kandinsky, Delaunay, Rousseau, etc. Malheureusement, ces Premiers Animaux ont aujourd’hui disparu. Subsiste, en mains privées, cette superbe gouache et crayon sur papier, actuellement visible au Musée de l’Orangerie, pour témoigner de la perte importante pour l’histoire de l’art que fut la disparition du chef-d’œuvre.

L’influence des avant-gardes

Les membres du Blaue Reiter sont à l’affût des nouveautés esthétiques qui bouleversent l’Europe, dont ils vont former une sorte de synthèse. De Cézanne, Braque et Picasso, Franz Marc reprend dans cette gouache la simplification des formes et le travail en « facettes » si caractéristique de la vision synthétique cubiste. De Van Gogh, découvert à Paris en 1907, l’artiste munichois conserve la liberté et l’audace ; des fauves Derain et Matisse, l’arbitraire des couleurs, et du futurisme et de l’orphisme, le dynamisme des compositions. Pour autant, Marc ambitionne d’aller plus loin. S’il reconnaît aux cubistes d’avoir doté, les premiers, les objets (guitares, cruches, etc.) d’un « prédicat », le prédicat du vivant demeure, pour lui, « un problème non résolu ». C’est sans doute pourquoi, alors que Kandinsky prend la voie de la dématérialisation de la peinture, Marc reste profondément attaché à la nature, même lorsqu’il flirtera, à la veille de sa disparition, avec l’abstraction. Dans Les Premiers Animaux (1913), le peintre a abandonné la représentation naturaliste de la série des Chevaux paissant de 1910-1911 au profit de formes simplifiées et stylisées et de couleurs symboliques qui le placent parmi les acteurs importants de l’avant-garde européenne. En 1910, dans un essai intitulé De l’animal dans l’art, Marc écrivait chercher par des moyens plastiques à « augmenter [sa] perception du rythme organique de toute chose, à ressentir, de manière panthéiste, le tremblement et la circulation du sang dans la nature, dans les arbres, dans les animaux, dans l’air ».

Le retour aux sources

Publié en 1912, l’AlmanachDer Blaue Reiter, qui reproduit logiquement sur sa couverture un bois gravé représentant un « cavalier bleu » de Kandinsky, est emblématique de l’ouverture d’esprit du mouvement. À côté des reproductions des peintres qui partagent l’esprit du Blaue Reiter sont reproduits des tableaux naïfs du Douanier Rousseau, des dessins d’enfants, des œuvres vernaculaires, des sculptures de l’île de Pâques, de l’art « primitif » du Bénin, des masques chinois… Ce qui réunit ces œuvres ? Un même élan spirituel, une même nécessité intérieure tournée vers la recherche de vérité. Et la vérité passe par un retour aux sources, comme l’avait enseigné Paul Gauguin. Marc connaît bien l’art de Gauguin, mais connaissait-il l’art rupestre, celui des grottes ornées ? Les deux petits chevaux rouges au premier plan pourraient le laisser penser. Il est à noter, en tout cas, que l’art préhistorique est une notion alors relativement récente ; le mot même de « préhistoire » ne s’est fixé que vers 1860. C’est d’ailleurs au tournant des XIXe et XXe siècles que l’art pariétal commence à être reconnu. Coïncidence ?

Une vision panthéiste de la nature

Les animaux sont au cœur de la production artistique et de la réflexion philosophique de Marc. Dans ses compositions, chiens jaunes, chevaux rouges et bleus gambadent dans des pâturages édéniques où l’homme est fondamentalement absent. Dans la vision de l’artiste, en effet, l’animal et la nature font corps, et l’art doit en témoigner. « Qui me dit que le chevreuil ressent le monde de manière cubiste, écrit Marc ? Il le sent en chevreuil. Le paysage doit donc être “chevreuil”. C’est son prédicat. » Loin de n’être qu’un « peintre animalier », Marc est un artiste panthéiste, qui livre plusieurs tableaux sur ce thème, dont Tableau pour enfants (Chat derrière un arbre) et Chien couché dans la neige en 1911, Trois animaux (chien, renard et chat) en 1912, et ces Premiers Animaux en 1913, quatre tableaux présents dans l’exposition du Musée de l’Orangerie. Des chevaux, il livre plusieurs versions entre 1910 et 1913, dont Les Trois chevaux rouges (1911), les Petits Chevaux jaunes (1912) et La Tour des chevaux bleus (1913), tableau stylistiquement très proche des Premiers Animaux. En 1913, l’artiste peint également un Cheval rêvant. Sur la toile, le cheval couché est littéralement transpercé par un faisceau lumineux vert. L’équidé est-il en train de dormir, comme le suggère le titre du tableau ? N’est-il pas plutôt transpercé par l’une de ces explosions qui s’apprêtent à meurtrir l’Europe ? L’œuvre semble en tout cas prémonitoire. En 1916, l’artiste, au front, sera emporté sur son cheval par un éclat d’obus. Peu avant, il avait repris le dessin dans ses carnets. Au milieu de scènes de bombardements, il dessinait alors au crayon et à l’encre des « moments magiques » et, toujours, ces animaux qu’il affectionnait tant.

Un monde neuf et coloré

« Le bleu est le principe masculin, austère et spirituel. Le jaune est le principe féminin, doux, gai et sensuel. Le rouge représente la matière, brutale et lourde. C’est la couleur qui doit toujours être combattue et vaincue par les deux autres ! […] il faut que le bleu (le ciel) et le jaune (le soleil) viennent sans relâche en aide au vert, afin de réduire la matière au silence. » Dans une lettre adressée à Macke en 1910, Marc expose ses réflexions sur la couleur. Cette pensée de la couleur se retrouvera dans les théories de l’auteur de Du spirituel dans l’art, Kandinsky, que Marc rencontrera un an plus tard. Au sein du Blaue Reiter, Franz Marc est sans doute le peintre qui, outre Kandinsky, poussera le plus loin les recherches sur la couleur, et notamment sur les couleurs pures. Le bleu recouvre régulièrement les chevaux de l’artiste depuis la réalisation de son Cheval bleu I en 1911. Pour lui, comme pour Kandinsky, le bleu est la couleur mentale et spirituelle par excellence. Et c’est bien pour cela qu’il est choisi pour habiller le « cavalier » qui, tel celui de l’apocalypse, annonce l’avènement d’un monde neuf.

1880
Naissance de Franz Marc à Munich. Son père, Wilhelm Marc, est peintre
1905
Premières toiles animalières
1910
Après avoir vu la première exposition individuelle de Marc, August Macke lui rend visite dans son atelier
1911
Kandinsky et Marc font connaissance lors de la fête du Nouvel An. Marc et Kandinsky élaborent le projet de l’Almanach pendant l’été. Première exposition du Blaue Reiter
1912
Deuxième exposition du Blaue Reiter. Publication de l’Almanach
1913
Marc peint Les Premiers Animaux
1914
Marc et Macke sont appelés sous les drapeaux juste après la déclaration de guerre. Le Blaue Reiter connaît une fin abrupte. Décès de Macke
1916
4 mars, Marc est mortellement touché par un éclat d’obus au cours d’une sortie de reconnaissance à cheval près de Verdun
« Franz Marc/August Macke, L’aventure du Cavalier bleu »,
jusqu’au 17 juin 2019. Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, Paris-1er. De 9 h à 18 h tous les jours sauf le mardi et le 1er mai. Tarifs : 9 et 6,50 €. Commissaires : Cécile Debray et Sarah Imatte. www.musee-orangerie.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°722 du 1 avril 2019, avec le titre suivant : Les premiers animaux de Franz Marc

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