Art contemporain

Rétrospective

Les paysages dépaysants de Dubuffet

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 16 février 2016 - 696 mots

« Tout est paysage. » La maxime de l’artiste tient lieu de fil rouge à l’exposition proposée par la Fondation Beyeler qui en montre ses diverses interprétations

BÂLE - Mes « peintures fonctionnent […] comme des offices de célébration de la matière vivante », écrivait Dubuffet, en 1959, dans la préface du catalogue de l’exposition « Célébration du sol » de la galerie Daniel Cordier, à Paris. Insoumis, l’artiste célèbre cette « matière vivante » en prenant un malin plaisir à mettre sens dessus dessous les conventions artistiques et genres picturaux, comme le montre l’exposition « Métamorphoses du paysage ».

Moins étoffée que celle organisée en 2001 par le Centre Pompidou (100 œuvres sont présentées aujourd’hui contre 400 à l’époque), la rétrospective, qui nous mène des Gardes du corps de 1943 aux Mires des années 1980, est remarquable par la qualité des toiles et sculptures sélectionnées. Elle bénéficie aussi de la complicité visuelle que le visiteur entretient, tout au long du parcours mi-chronologique, mi-thématique, avec les doux moutonnements de la campagne bâloise qui le happent de salle en salle.

Hors des sillons
Foin de paysages sublimes ou élégiaques comme de charmantes vues pastorales dans le cheminement conçu par Raphaël Bouvier, le commissaire de l’exposition. « Les beaux paysages ne m’intéressent pas. J’aime les lieux sans beauté, sans pittoresque », soulignait Dubuffet. « Tout ce qui est exceptionnel [est] rigoureusement banni de mon registre. C’est de banalité dont je suis avide », insistait l’artiste qui était convaincu que l’homme pouvait s’enivrer de tout, pour peu qu’il soit troublé, bousculé, « dépaysé ». Et Dubuffet de ne pas ménager ses efforts pour « dépayser » le regardeur afin de l’entraîner « hors des sillons où il chemine habituellement ». L’invitant, à ses côtés, à remuer et fouiller le sol, à s’enfoncer dans la terre en plongeant dans ses couches géologiques profondes.

Ses « Topographies » et « Texturologies », entreprises à partir de 1957, sont une véritable célébration des sols, qu’ils soient sablonneux (Texturologie LXIII), charbonneux (Texturologie V) ou vineux. Des sols que Dubuffet simule plastiquement à l’aide d’un mélange de sable, d’argile, de goudron, de charbon et de petits galets. Il puise aussi dans les ressources botaniques : feuilles, fleurs, lichens et bouts d’écorce. L’artiste retrouve dans ces matières vivantes « la vie latente qui l’anime de l’intérieur », note Raphaël Bouvier dans le catalogue.

Dubuffet bouscule l’art du paysage mais aussi celui du portrait. Les siens n’ont plus rien de physiquement ou de psychologiquement ressemblant, comme en témoigne sa série « Plus beaux qu’ils croient ». Il maltraite, enlaidit et aplatit ses illustres modèles qu’il croque comme des paysages. Henri Michaux alias « Monsieur Plume », petit bonhomme jaune dégingandé, épinglé sur un fond couleur terre, a l’air pincé et le regard réprobateur. Ponge feu follet noir, souriant et ridé, est constitué de deux patates formant la tête et le tronc qui reposent sur des jambes écartées. « Portraits et paysages doivent se rejoindre », soutenait Dubuffet. « Je veux des portraits où la description emprunte les mêmes mécanismes que ceux pour une description de paysage, ici rides et là ravines ou chemins, ici nez, là arbres, ici bouches et là maison. »

Ses nus féminins – corps transformés en paysages ou paysages devenant corps – ne sont pas mieux traités. Beauté et conventions esthétiques sont passées par-dessus bord. Le corps nu est comme labouré, retourné. Il se transforme parfois en terreau fertile. Une rose fleurit sur la toison pubienne de Corps de dame, la rose incarnate (1950).

Ses « Petites statues de la vie précaire » manifestent la même rupture radicale avec les conventions artistiques, celles de la sculpture classique en l’occurrence. Ces touchants et comiques petits assemblages anthropomorphes faits de morceaux de bois, d’éponges ou de pierres volcaniques – comme Madame j’ordonne (1954) – contreviennent absolument, s’amuse Raphaël Bouvier, à l’idée même de statue.
« Le vrai art est toujours où on ne l’attend pas », disait Dubuffet. « Il est pour l’homme tout à fait primordial, autant et plus peut-être que le besoin de pain. »

Dubuffet

Commissariat d’exposition : Raphaël Bouvier, conservateur à la Fondation Beyeler
Nombre d’œuvres : plus de 100

Jean Dubuffet, Métamorphoses du paysage

Jusqu’au 8 mai, Fondation Beyeler, Baselstrasse 77, Riehen (Suisse), tél. 41 61 645 97 00, www.fondationbeyeler.ch, tlj 10h-18h, le mercredi jusqu’à 20h. Catalogue en anglais, 232 p., 160 ill., 58 €.

Légende photo
Jean Dubuffet, Corps de dame – Pièce de boucherie, 1950, huile sur toile, 116 x 89 cm, Fondation Beyeler, Riehen/Bâle. © Photo : Peter Schibli.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°451 du 19 février 2016, avec le titre suivant : Les paysages dépaysants de Dubuffet

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