Art contemporain - Nouvelles technologies

Les bugs du « cyberart »

Par Cédric Aurelle · Le Journal des Arts

Le 26 avril 2018 - 908 mots

PARIS

Le Grand Palais questionne les enjeux esthétiques de l’art robotique et de l’émancipation de l’artiste par sa création. De nouveaux champs artistiques dont les problématiques sont ici mal appréhendées.

Paris.« Un robot peut-il créer une œuvre d’art ? » demande au public Laurence Bertrand Dorléac, co-commissaire d’« Artistes & robots », dans une vidéo qui accueille les visiteurs à l’entrée de l’exposition au Grand Palais. À l’heure où des algorithmes sont parvenus à décider des résultats d’élections nationales et où les premières œuvres produites par intelligence artificielle ont déjà été créées, la question ne semble plus être de savoir ce que sont une œuvre d’art ou un artiste, ni même qui décide. La mutation du capitalisme de l’exploitation du travail vers celle de l’élaboration de la connaissance fait de nos processus d’apprentissage, de notre livraison gratuite des savoirs et au final de nos flux neuronaux, l’ultime territoire à conquérir dans la perspective d’extraordinaires profits. Aussi, la relation des artistes aux robots semble désormais mettre en perspective les enjeux esthétiques et politiques cruciaux que posent la prise de pouvoir par les algorithmes sur l’humain, de l’intelligence artificielle sur l’intelligence humaine ainsi que les processus de conscience, de subjectivation et d’extériorisation de nos intimités qui y sont associés. Dès lors, se pose la question des différentes pistes d’émancipation individuelle et collective que les artistes parviendraient à dégager ici.

L’exposition démarre sur la projection d’un film montrant Jean Tinguely et son Méta-Matics de 1959, robot produisant des dessins sous l’impulsion du regardeur. Partant, les commissaires organisent un début de parcours historique passant par Nicolas Schöffer ou Nam June Paik. Cette première partie permet de tisser une généalogie avec d’autres artistes plus récents qui réactualisent la création assistée de l’œuvre par le robot à l’aune de ses progrès technologiques. Les Japonais Takahiro Yamaguchi et So Kanno (nés en 1984) font ainsi réaliser de grandes peintures à un robot se déplaçant sur un skateboard (Senseless Drawing Bot, 2011). « Depuis les grottes préhistoriques, les artistes ont toujours profité de leur milieu technique pour inventer de nouvelles formes », déclare ici Laurence Bertrand Dorléac. Or, ces œuvres ne font que rejouer le robot de Tinguely sans opérer de basculement conceptuel nouveau. Jérôme Neutres, directeur de la stratégie de la Rmn-Grand Palais (et co-commissaire de l’exposition) ajoute : « Ces œuvres nous montrent le récit d’une quête d’artistes à la recherche du secret de leur inspiration. »

On méditera sur la profondeur de l’incise en passant à la section suivante consacrée à « l’œuvre programmée ». Sous les figures tutélaires de Vera Molnár ou Iannis Xenakis, les commissaires tracent un parcours dans lequel on croise le Japonais Ryoji Ikeda ou le Catalan Joan Fontcuberta : la machine a disparu, restent le programme et la prolifération des images génératives. Ici, « l’enjeu principal de l’artiste qui utilise des algorithmes, c’est toujours de créer un style singulier, avec des formes intéressantes, nouvelles, qui suscitent en nous des affects ». On verra plutôt l’intérêt de l’algorithme dans la dissolution du style en tant que principe d’autorité. Nombre d’œuvres présentées versent dans le ludique et transforment l’expérience de l’exposition en joyeux entresort forain dans lequel règne « l’interactivité » (Jérôme Neutres). Cette vieille antienne muséographique, qu’on pensait tombée dans les oubliettes des années 1990, reprend ici du service. On pourra ainsi souffler dans un micro pour semer les aigrettes de pissenlits numériques d’Edmond Couchot et Michel Bret avant de déboucher sur la troisième partie dans laquelle « le robot s’émancipe ».

Fascination pour la technologie

Les commissaires de l’exposition évoquent ici « les dangers » d’un dépassement de l’artiste par sa création. Mais ils se montrent rassurants : « L’artiste est toujours maître à bord […] autrement dit, son robot reste son esclave. » La terminologie problématique en dit long sur la vision d’un humain qui s’affirme dans un rapport historique d’asservissement au monde. La centralité des questions cyberféministes et afrofuturistes, qui envisagent justement la figure du cyborg pour détruire les catégories de domination que comporte la notion même d’humanisme, brille par son absence. Les péroraisons d’une Orlanoïde plus zombie que cyborg ne font que le souligner. L’œuvre de Fabien Giraud et Raphaël Siboni 2045-La Mort de Ray Kurzweil (lire le JdA n°498 du 30 mars 2018), qui met en récit les prophéties de l’ingénieur de la Silicon Valley, est une des rares à aborder de manière pertinente la mythologie prométhéenne qui anime le transhumanisme compris dans la perspective d’un néolibéralisme débridé. Pour le reste, la plupart des artistes choisis ici perpétuent une pure fascination pour la technologie, ne permettant pas de saisir les enjeux liés à l’invasion du biologique par l’intelligence artificielle. Miguel Chevalier en tête (conseiller artistique de l’exposition), avec ses sons et lumières biotechnologiques, embarque le projet dans l’impasse du spectacle. Quant à l’accrochage, plutôt clair en début de parcours, il se termine dans un capharnaüm au centre duquel trône le robot de Takashi Murakami. Celui-ci domine un speakers’corner (en français une tribune des orateurs) dans lequel extraits de films et robots tentent de donner de la voix dans une cacophonie sans nom.

Pour finir, l’usage de phrases toutes faites à l’intention du « grand public » montre comment l’institution accélère le processus de transformation de l’assemblée des regardeurs en masse hétéronome circulant dans le flux des données. Et au final, ce n’est pas tant la question de l’émancipation du robot qui se pose ici que celle des conditions mêmes de possibilité d’émancipation du regardeur par l’expérience de l’exposition comme projet esthétique et politique.

Artistes & robots,
Grand Palais, Grande galerie, 3, avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°500 du 27 avril 2018, avec le titre suivant : Les bugs du « cyberart »

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