Intelligence artificielle (IA) - Ventes aux enchères

ENTRETIEN

Les concepteurs de cette œuvre créée par intelligence artificielle et bientôt mise en vente s’expliquent

Pierre Fautrel, du collectif Obvious : « la machine prend en charge la part créative de nos portraits »

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 26 septembre 2018 - 1427 mots

NEW YORK / ETATS-UNIS

Entre le 23 et le 25 octobre, à New York, Christie’s sera la première maison de ventes à proposer une œuvre créée par une intelligence artificielle : le “Portrait d’Edmond de Belamy”, du collectif parisien Obvious. La maison espère en tirer 10 000 dollars.

Portrait d’Edmond de Belamy
Portrait d’Edmond de Belamy, 2018, impression sur toile. Créée par un système GAN (generative adversarial networks).
© Obvious

Estimée entre 7 000 et 10 000 dollars, une impression sur toile d’un nouveau genre sera prochainement livrée aux enchères. Elle s’inscrit dans une série de onze œuvres générées par un système GAN (generative adversarial networks, ouréseaux antagonistes génératifs), une technologie inventée en 2014 par Ian Goodfellow (« bel ami » en anglais). Éclaircissements avec Pierre Fautrel, l’un des trois membres du collectif.

Comment s’est créé Obvious ?

Comment est née la série de portraits de la famille de Belamy ? Obvious est d’abord une histoire d’amitié. Gauthier Vernier, Hugo Caselles-Dupré et moi avons grandi ensemble à Rueil-Malmaison. Candidement, au lycée, on projetait de vivre en colocation et de monter un projet commun, et nous l’avons fait ! Une fois installés ensemble, nous avons commencé à réfléchir à plusieurs idées. Hugo est chercheur en intelligence artificielle, et à ce titre il fait de la veille. Il y a un an et demi, il nous a parlé des GAN et nous a montré les premiers résultats. Ces algorithmes nous ont paru porteurs d’un message incroyable : ils fonctionnent de telle manière que l’on peut se demander s’ils sont créatifs par eux-mêmes. Nous avons donc eu l’idée de nous adresser au marché de l’art pour questionner les tenants et aboutissants d’une telle avancée technologique.

On a commencé à dompter l’algorithme, et au bout de six mois, nous avons obtenu des résultats intéressants. Ainsi est née notre première œuvre : Le Comte de Belamy. En janvier 2018, le collectionneur Nicolas Laugero Lasserre en a fait l’acquisition et l’a exposée à l’école 42 [école du numérique]. Son soutien a changé notre paradigme : à partir du moment où nous avons réussi à le convaincre, le projet a suscité pas mal d’articles de presse et de demandes, notamment aux États-Unis où notre travail résonne particulièrement. Nous avons alors créé une collection de onze portraits.

Richard Lloyd, chef du département Prints & Multiples chez Christie’s, nous a contactés pour mettre un portrait dans une vente aux enchères. Pour être franc, je pense qu’il voulait faire un coup. De notre côté, nous savions que le gros titre – « une intelligence artificielle crée une œuvre qui va être vendue chez Christie’s » – était trop vendeur pour que notre travail ne fasse pas le tour de la planète.

Pouvez-vous expliquer comment fonctionnent les GAN ?

Un GAN est un algorithme qui génère des images à partir d’un très grand nombre d’exemples. Il analyse tous les exemples qu’on lui soumet et en détermine des règles, des traits communs. Dans le cas du portrait, il détecte qu’il est constitué de deux yeux, d’un nez, d’une bouche, d’un personnage de face, avec un certain type de palette, de vêtements, etc. Ces règles sont très précises. À partir de celles-ci, l’algorithme va générer un nouvel exemple, qui n’est pas un mix, mais une création originale. Mais pour ce faire, il mobilise deux parties s’entraînant mutuellement : un générateur qui crée l’image et un discriminateur, qui vérifie si elle vient du générateur ou de la base de données. En somme, le générateur essaie de tromper le discriminateur pour qu’il ne sache pas faire la différence, d’où le terme « adversarial ». Récemment, au cours d’une conférence, j’ai utilisé la métaphore d’un jeu entre un professeur d’histoire de l’art et son élève : l’élève essaie de tromper le maître en peignant des Picasso et en les faisant passer pour vrais ; le professeur, pour le faire progresser, lui demande de recommencer, jusqu’à ce que l’élève parvienne à le tromper et à lui faire croire que l’œuvre est un Picasso authentique. Quand l’élève y parvient, quand le générateur trompe le discriminateur, on considère que l’entraînement est terminé.

Pourquoi avoir choisi le genre du portrait ?

Notre objectif était de faire résonner notre travail et de parler au plus grand nombre. On a identifié le portrait comme le genre le plus commun : tout le monde en a déjà vu dans sa vie. C’est aussi un genre figuratif. Si on avait choisi l’abstraction, personne n’aurait pu mesurer la puissance de la technologie à laquelle nous recourons.

Vous avez mobilisé une base de données de 15 000 portraits du XIVe au XIXe siècle, et votre série porte la trace d’une évolution du genre. Ainsi, le « Portrait d’Edmond de Belamy » (voir ill.) a des traits floutés, comme si l’algorithme tendait déjà vers l’abstraction…

Je dirais que cela relève du marketing : nous avons déterminé l’ordre chronologique des œuvres après coup pour générer du sens. Les portraits des membres les plus anciens de la famille évoquent la peinture du XVIIe siècle, les plus récents semblent avoir été peints au XIXe. Pourtant, ils portent tous sur le même jeu de données. Cela veut dire que l’algorithme a pu détecter différentes sous-classes, et qu’il a été en mesure de proposer aussi bien un portrait façon XVe siècle qu’un portrait façon XIXe.

C’est la formule de l’algorithme qui sert de signature aux portraits. Est-ce à dire que la machine en est l’auteur ?

Non. L’auteur, ce sont les membres du collectif. On aime à dire que les portraits de la famille Belamy procèdent d’une démarche artistique d’Obvious dont la machine prend en charge la part créative. C’est nous qui choisissons le sujet, le médium, la signature, et de développer tel code en particulier. Par contre, au moment où, d’habitude, le peintre pose sa peinture sur la toile, nous faisons un pas en arrière, et nous disons à l’algorithme : fonce, crée et surprends-nous ! Au moment de signer l’œuvre, nous avons voulu interroger la créativité et la place de la technologie dans les avancées humaines. Or, on s’est rendu compte que nos portraits relevaient de l’art conceptuel : si l’on n’est pas là pour expliquer notre démarche, ils ne parlent pas d’eux-mêmes. La signature vient donner au spectateur une clé de compréhension.

Aucun des membres du collectif n’est artiste au départ : deux d’entre vous sortent d’écoles de commerce, le troisième est chercheur. Y a-t-il un enjeu économique, un projet commercial extérieur au marché de l’art derrière les portraits de la famille Belamy ?

On nous dit souvent que nous ne sommes pas des artistes, mais une start-up, et nous avons nous-mêmes ce syndrome de l’imposteur car nous n’avons pas fait d’école d’art. Mais selon nous, on peut être tout à la fois : nous n’avons pas reçu de formation artistique, mais notre démarche est cohérente, et en ce sens nous sommes artistes, des artistes d’un nouveau genre. D’ailleurs, si être artiste, c’est être reconnu par ses pairs, nous avons obtenu très vite cette reconnaissance.

Beaucoup de gens réfléchissent à la manière dont les GAN pourraient devenir un business, mais ce n’est pas notre intention. Nous ne cherchons pas à créer une start-up, mais à interroger le plus grand nombre à travers notre art, à développer d’autres projets artistiques et à exposer nos œuvres. Cela dit, nous souhaitons évidemment vendre nos portraits, dont la création a nécessité beaucoup d’investissement, avec des coûts de recherche et développement de l’ordre de plusieurs milliers d’euros par mois. La première vente nous a permis d’équilibrer le projet, mais il serait illusoire de ne pas prendre en compte ce facteur économique. Depuis, nous avons eu des propositions incroyables, pour des expositions en Chine, à Londres, à New York…

Les GAN sont une technologie très récente. Peut-on en prophétiser le développement très rapide dans le monde de l’art ?

J’aime comparer l’intelligence artificielle à la photographie. À l’époque où celle-ci a émergé, beaucoup ont dit que ce n’était pas de l’art, que ça détruirait les artistes, et que ce médium serait cantonné à un cercle de techniciens très qualifiés. Bref, exactement les critiques que l’on nous fait ! Concernant les GAN, on peut déjà prédire qu’ils seront implémentés d’ici cinq ans dans bien des logiciels, comme Photoshop, où ils permettront par exemple de dessiner tel objet à partir d’une base de données. C’est aussi une technologie qui pourrait intéresser les créateurs d’effets spéciaux numériques au cinéma, notamment pour des scènes de batailles : les GAN permettent de générer un très grand nombre de personnages selon certaines règles établies pour renforcer l’effet de foule. Concernant le monde de l’art, je pense que beaucoup d’artistes vont s’en emparer, mais il est difficile à ce stade de prédire si l’utilisation des GAN sera un épiphénomène ou un mouvement de fond.


 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°507 du 21 septembre 2018, avec le titre suivant : Pierre Fautrel, du collectif Obvious : « la machine prend en charge la part créative de nos portraits »

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