Le travail de fonds de la BNF

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 18 avril 2013 - 1728 mots

L’exposition sur Guy Debord rappelle que cinq acquisitions de premier plan ont enrichi le fonds de la vénérable institution en trois ans. Mais que se passe-t-il une fois qu’un fonds est entré à la BNF ?

Soirée feutrée le 18 mars dernier au sein du site Richelieu de la Bibliothèque de France. Sous le plafond à voussure de la galerie Mazarine décoré de fresques de Romanelli, mécènes et donateurs du Livre d’heures de Jeanne de France contemplent attentivement l’ouvrage commandé en 1452 par le roi Charles VII pour le mariage de sa troisième fille, Jeanne, avec le comte de Clermont. Étonnés par le format réduit du manuscrit, ils admirent à travers le verre de protection la double page de miniatures et de décors de l’enlumineur Guillaume Jouvenel des Ursins. Calligraphie soignée du texte, couleurs vives, raffinement des scènes et des bordures ont traversé les âges sans altération.
Tout au long de l’allée, d’autres manuscrits ayant appartenu à Jeanne de France sont exposés tandis que des tablettes déposées sur les tables de la salle de lecture du département des Manuscrits permettent d’examiner plus en détail enluminures et peintures numérisées mises en ligne depuis le 15 mars dernier sur Gallica, la bibliothèque numérique de l’institution. Elles sont en accès libre, à l’instar de l’ensemble des pages du manuscrit royal classé trésor national, acquis en décembre dernier par la BNF pour un million d’euros. 

Debord au côté de Foucault, Casanova et sainte Catherine
Une semaine plus tard, c’est au tour du fonds Guy Debord, autre acquisition de l’institution au titre de trésor national en 2011, d’un montant de 2,7 millions d’euros rassemblés grâce au mécénat, de créer un léger brouhaha. Cette fois-ci, la scène se déroule dans les salles du rez-de-chaussée du site François-Mitterrand où « Un art de la guerre », exposition consacrée à l’auteur de La Société du spectacle, révèle fiches de lecture, manuscrits, tracts, affiches, documents préparatoires et photos, pour la plupart jamais vus.
Le Livre d’heures de Jeanne de France, les archives de Guy Debord, mais aussi les manuscrits de Casanova, le manuscrit de La Vie de sainte Catherine et les archives de Michel Foucault dont l’achat devrait être finalisé d’ici à la fin de l’année 2013 : en trois ans à peine, pas moins de cinq acquisitions de tout premier plan au titre de trésor national sont rentrées dans les collections de la bibliothèque. Un fait inédit lorsque l’on se réfère à l’histoire des achats de l’institution. Tout comme la politique de valorisation immédiate de ces fonds ou manuscrits classés « trésor national », vocable désignant depuis l’ordonnance de 2004 du Code du patrimoine une œuvre ou un ensemble documentaire dont la sortie du territoire demandée par son propriétaire ou ayant droit ne peut et ne doit être actée eu égard à son importance dans l’histoire culturelle du pays.
Bruno Racine, le président de la BNF, le reconnaît. « J’en ai fait une priorité, dit-il. Car je crois que les dons ou les acquisitions spectaculaires en entraînent d’autres et renforcent l’image de la BNF en tant qu’institution préoccupée par l’enrichissement et la valorisation de ses collections. » Et le président de l’établissement de rappeler le don de la veuve d’Antonio Tabucchi, fait en mars 2013, des archives du grand écrivain italien, mais aussi la donation en 2011 des archives de Roland Barthes rejoignant ainsi les fonds de Vladimir Jankélévitch, Maurice Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir… et les archives de Claude Lévi-Strauss.

De l’acquisition à la présentation au public
Que ce soit pour les archives Guy Debord aujourd’hui, les manuscrits de Casanova ou le manuscrit de La Vie de sainte Catherine, pièce phare de l’exposition « Miniatures flamandes », un laps de temps très court sépare de fait l’acquisition de la monstration au grand public. À peine deux ans. Les délais sont encore plus brefs en ce qui concerne leur accès libre sur Gallica via Internet.
Moins d’un mois après son acquisition, en février 2010, le manuscrit Histoire de ma vie, de Casanova, était accessible à tous dans la bibliothèque numérique de l’institution. Le bon état des cahiers assemblés, qui n’ont demandé que quelques travaux de restauration, le permettait. « L’attente des chercheurs et des éditeurs était très forte », confie d’autre part Marie-Laure Prévost, ancien conservateur général au département des Manuscrits, qui assura l’expertise et le collationnement des manuscrits en vue de leur classement par la Commission des trésors nationaux puis leur réception dans les réserves de la BNF.
« Le manuscrit autographe, acheté en janvier 1821 par l’éditeur Brockhaus auprès des neveux de l’écrivain, n’avait jusqu’à présent été vu que par un très petit nombre de spécialistes. Même Stefan Zweig, qui a fait un très beau portrait de Casanova, n’avait pu y accéder », précise Marie-Laure Prévost. Les avatars de ces mémoires que Casanova commença à rédiger en 1789, soit neuf ans avant sa mort, ont en effet été multiples. En France, il a fallu attendre la publication par Brockhaus et Plon en 1960-1962 pour qu’une première édition soit établie d’après le manuscrit et, en mars 2013, la parution d’Histoire de ma vie dans La Pléiade pour que soit menée pour la première fois une édition dans le plus grand respect du texte.
« En 2001, nous avions tenté de mettre en chantier son édition. Mais les échanges avec Hubertus Brockhaus, qui ne s’était pas montré hostile à notre entreprise, n’ont pas abouti, confie Hugues Pradier, directeur éditorial de La Pléiade. Dès que nous avons su que le manuscrit allait être accessible aux chercheurs, nous avons relancé en mars 2012 le projet. » Soit un mois après son entrée à la BNF et la signature très solennelle de l’acte d’acquisition au ministère de la Culture.

Le catalogage, les requêtes des chercheurs, la numérisation
Les demandes de chercheurs pour consulter telle ou telle pièce du fonds Debord, notamment les fiches de lecture, arrivèrent tout aussi rapidement du monde entier sur le bureau de Laurence Le Bras, conservateur au département des Manuscrits de la bibliothèque et co-commissaire de l’exposition « Un art de la guerre ». « Chercheurs ou étudiants finissant leur thèse se sont précipités pour consulter notamment les notes de lecture, dont peu de personnes connaissaient l’existence », souligne Laurence Le Bras qui assura le début du catalogage des archives dès leur réception, avec la complicité d’Emmanuel Guy, doctorant spécialement engagé pour un contrat de quatre ans en tant que chargé de recherches documentaires à la BNF sur le fonds Debord. Il cosigne également avec elle l’exposition et l’ouvrage Guy Debord. Un art de la guerre (coédition BNF/Gallimard).
Depuis deux ans, Laurence Le Bras et Emmanuel Guy travaillent sur le fonds après que l’ensemble des documents a été estampillé du sceau du département des Manuscrits, premier geste appliqué systématiquement quand une œuvre ou un ensemble de pièces rentrent à la BNF. Un travail minutieux mené de manière discontinue en six mois pour Guy Debord par les magasiniers de la bibliothèque, aux côtés du conservateur.
L’estampillage, selon le document, a ses règles. Comme le préclassement, respectueux de l’organisation de l’auteur. « Il permet d’identifier de manière générale le fonds, explique Laurence Le Bras, avant que le catalogage, avec identification des documents pièce par pièce et saisie manuelle, ne soit entamé dans un deuxième temps. » Ce travail au long cours étant déjà bien engagé, la conservatrice espère l’achever dans trois ans. Le volume des archives, vingt mètres linéaires, est conséquent, et le travail sur ce fonds, entrecoupé des autres opérations qu’elle conduit de manière concomitante sur d’autres archives ou manuscrits, s’avère chronophage.
« La numérisation est également prévue », mentionne-t-elle tout en précisant qu’elle ne se fera dans le cas de Debord qu’après l’accord des ayants droit, au regard des droits patrimoniaux qui persistent à leur profit soixante-dix ans après la mort de l’auteur. Manuscrits et tracts pourraient compter parmi les premiers documents accessibles dans Gallica, la numérisation des autres parties du fonds devant elle aussi se faire au cas par cas, à la différence de la mise en ligne en un peu moins d’un mois
après leur entrée dans les collections du Livre d’heures de Jeanne de France ou des manuscrits de Casanova.
En attendant, l’article sur les fiches de lecture de Guy Debord paru en 2012 dans la revue de la BNF (n° 41), l’exposition et la publication de l’ouvrage Guy Debord. Un art de la guerre et le colloque organisé à la bibliothèque les 24 et 25 mai, réunissant différentes générations de chercheurs travaillant sur l’œuvre de Guy Debord et ses compagnons de route, apportent un autre éclairage sur l’œuvre et remetten en perspective le parcours de son auteur.
Aucun tapage médiatique, cependant, autour de ces travaux de fonds solitaires, à la différence de l’histoire de l’entrée de ces manuscrits ou archives, et de leur prix d’achat parfois spectaculaire : sept millions d’euros pour les seuls manuscrits de Casanova acquittés par un unique mécène qui demeure anonyme, selon sa volonté.

Des fonds aux cimes

À la question de savoir si les achats spectaculaires menés par la BNF contribuent à l’inflation des prix des manuscrits ou des fonds, Bruno Racine est catégorique : « Absolument pas. Ils apparaissent d’abord sur le marché, comme le fonds Debord, que voulait acheter la bibliothèque de Yale. À l’instar de la photographie, les archives ou les manuscrits atteignent des niveaux de prix inimaginables, depuis il y a à peine quinze ans. » De fait, la surenchère, la spéculation ne les a pas épargnés depuis la vente record en 2008 des manuscrits autographes du Manifeste du surréalisme et de Poisson soluble de Breton, adjugés à 3,6 millions d’euros. « Lorsque l’on évalue le prix d’un fonds ou d’un manuscrit, il faut aujourd’hui être très prudent », reconnaît Benoît Forgeot, libraire et expert en livres anciens, manuscrits et archives littéraires, auteur de l’expertise des fonds Debord et Foucault pour la BNF. « Mon rôle est de me prémunir des dérapages du marché, dit-il. Le prix pour le fonds d’un auteur [3,8 millions pour les archives Foucault, NDLR] peut sembler considérable. Mais quelle est de nos jours en France l’archive intellectuelle qui soit aussi complète et d’audience internationale si ce n’est celle de Lacan, détenue par la famille ? », poursuit-il. Et l’expert de préciser que « ces fonds n’intéressent pas les fonds d’investissement et autres acteurs de la spéculation », centrés sur les manuscrits ou correspondances comme Flaubert, Baudelaire ou Proust.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°657 du 1 mai 2013, avec le titre suivant : Le travail de fonds de la BNF

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