Le théâtre féconde le grand genre

Par Jean-Christophe Castelain · L'ŒIL

Le 11 mars 2011 - 1364 mots

Quatre académiciens vont, au XVIIIe siècle, renouveler la peinture d’histoire en théâtralisant l’expression des passions humaines. C’est l’hypothèse, exigeante, à mille lieues du goût actuel mais ô combien passionnante, du musée de Nantes.

L'exposition du musée des Beaux-Arts de Nantes est aussi éloignée qu’on peut l’être de celle sur Monet au Grand Palais. Elle ose mettre en scène la peinture d’histoire, une peinture érudite et de ce fait considérée comme ennuyeuse, qui parle à la tête là où les paysages de Monet parlent aux yeux. Pire, elle braque les projecteurs sur le XVIIIe français, une période que l’on perçoit trop souvent à travers le prisme des surcharges décoratives et frivoles du rococo, bien loin de l’efficacité du « cher XIXe ». Et, comble du mauvais goût pour notre époque qui chérit le réalisme ou le minimalisme, elle s’intéresse précisément à l’expression théâtrale des sentiments humains. Un programme a priori peu attrayant, mais qui, au final, enrichira le visiteur pour peu qu’il fasse quelques efforts. 

Quatre « mousquetaires »
Le propos n’est pas spécifiquement d’étudier la représentation du théâtre dans la peinture du XVIIIe, comme l’a fait récemment le musée Cantini de Marseille pour la période qui suit. Il s’agit plutôt de mettre en évidence un moment très particulier de la peinture d’histoire au cours de la première moitié du XVIIIe, un moment où quatre peintres, et non des moindres, ont voulu « renouveler » le grand genre en exacerbant d’une manière théâtrale toute la gamme des sentiments humains. Mais, en définitive, c’est aussi une exposition sur la représentation du théâtre dans la mesure où la plupart des sujets sont tirés de textes classiques qui ont fait l’objet d’un livret.

Ces quatre peintres ont pour nom Antoine (1661-1722) et son fils Charles Coypel (1694-1752), Jean-François de Troy (1679-1752) et Carle Van Loo (1705-1765). C’est peu de dire que les ouvrages généraux d’histoire de l’art ne font que les citer, pour le plus souvent en faire des suiveurs de Charles Le Brun, leur préférant Watteau, Chardin ou Boucher. Tous les quatre ont travaillé pour le roi ou la cour et ont dirigé l’Académie royale de peinture à Paris ou à Rome. Il serait anachronique d’assimiler l’Académie de cette période à celle de la fin du XIXe siècle. L’institution forme et rassemble les meilleurs peintres de l’époque, présente les travaux de ses membres dans un Salon, et fixe la doctrine. C’est un lieu de débat et de confrontation où s’élabore la peinture de demain.  

L’Histoire, théâtre des passions
C’est dans cette noble institution créée en 1648 que, selon les deux commissaires de l’exposition de Nantes, Adeline Collange-Perugi et Juliette Trey, emmenés par Antoine Coypel, les quatre académiciens empruntent au théâtre sa gestuelle emphatique pour exprimer les passions humaines. La peinture d’histoire, codifiée par André Félibien en 1667 au cours justement d’une conférence à l’Académie, est alors au sommet de la hiérarchie des genres qui place tout en bas la nature morte [lire l’article sur Chardin p. 80]. « Sous le voile de la fable », elle permet de représenter « les vertus des grands hommes et les mystères les plus relevés ».  Le roi et les puissants y trouvent un miroir à leurs ambitions et commandent aux peintres panneaux, dessus de porte ou tapisseries pour décorer leurs demeures. 

Les deux grands tableaux qui ouvrent l’exposition dans une scénographie qui rappelle un auditorium proviennent ainsi de la galerie d’Énée au Palais-Royal. Ils ont été peints par Antoine Coypel entre 1714 et 1718 pour le compte du maître des lieux, Monsieur, duc d’Orléans et frère unique de Louis XIV. Dans une composition ascendante qui crée une dynamique, la fuite de Troie d’Énée et Anchise pour le premier panneau et la mort de Didon pour le second fournissent le contexte dramatique à l’expression de la terreur ou de la déploration. Les visages d’Énée et Anchise disent tout à la fois le lien qui unit père et fils, la frayeur des événements et l’effort pour s’échapper. Les visages des servantes de Didon expriment la douleur autour de la mort de la reine. 

Dans les deux cas, les mouvements des bras, démesurés et emphatiques, structurent la composition et participent à la dramaturgie. Il y a un monde entre cette grandiloquence et l’élégance poétique de L’Amour au théâtre français de Watteau datant de la même époque (1718). 

Ut pictura theatrum 
Les rapports entre le théâtre et la peinture sont complexes, et c’est au catalogue plus qu’aux panneaux explicatifs qu’il faut se reporter pour en apprécier toutes les subtilités. Le théâtre est alors le divertissement à la mode. La grande tragédie classique de Racine et Corneille exerce temporairement un monopole pendant l’expulsion des comédiens italiens par Louis XIV pour crime de « lèse-Maintenon » entre 1697 et 1716. Elle peut être récitée dans une mise en scène épurée ou chantée, elle se joue à la Comédie-Française (créée en 1680), à la cour ou en petit cénacle dans des théâtres de société. Les mérites respectifs du théâtre et des arts alimentent un débat sans fin entre ceux qui affirment la supériorité du théâtre, dans l’expression des passions humaines grâce à la parole, et ceux qui revendiquent la prééminence de la peinture grâce à la simultanéité de la narration et l’éloquence de la gestuelle. 

Le tableau de Charles Coypel, Thalie [la muse de la comédie] chassée par la Peinture, pourrait être une illustration littérale de cette émulation s’il ne fallait pas en réalité la prendre au second degré. Charles Coypel est lui-même auteur d’une quarantaine de pièces qui ont parfois été jouées, et les livrets qu’emporte Thalie portent justement les noms de ses pièces.

Un bon exemple de la simultanéité et de l’éloquence de la peinture pourrait être le carton de tapisserie intitulé Roland découvrant la perfidie d’Angélique. Le succès du poème épique Renaud et Armide traverse les siècles depuis sa création par Le Tasse (1544-1595). Le carton s’inspire d’un livret de Philippe Quinault mis en musique par Lully. L’histoire est trop longue pour la raconter ici, il suffit d’observer les différents groupes de personnages qui narrent chacun une scène particulière de la tragédie et d’apprécier le mouvement des bras et la grandiloquence des expressions. 

Phénomène ou épiphénomène ?
Si bien montée soit-elle, l’exposition de Nantes lève une question : combien faut-il d’œuvres et d’artistes pour qu’une « manière » constitue un phénomène significatif ? Certes, les deux commissaires ne se risquent pas à parler d’école et du reste cette théâtralisation de la peinture d’histoire ne survit pas à ses promoteurs après leur disparition au milieu du XVIIIe siècle. Car si les œuvres exposées sont de belle qualité et bien documentées, le corpus présenté est cependant limité, témoignant de l’enthousiasme mesuré pour cette manière. Il faut aussi rappeler que cette production constitue une part minoritaire du travail des quatre académiciens, dans une période qui elle-même se montre de plus en plus sensible aux fêtes galantes d’Antoine Watteau (1684-1721), aux natures mortes ou scènes intimes de Jean Siméon Chardin (1699-1779) et plus encore aux grâces de François Boucher (1703-1770).

Pour le dire autrement, est-ce un renouvellement ou un prolongement de la théorie de Le Brun sur les conséquences physionomiques des passions humaines (voir illustration) ? Le Brun avait en effet tenu une conférence sur l’expression des sentiments et la manière de les retranscrire graphiquement qui avait fortement impressionné ses contemporains.

Quelle que soit l’issue de ce débat, cette exposition a le mérite de mettre en lumière une production longtemps oubliée des historiens de l’art et de rétablir un chaînon entre Le Brun et David. Paradoxalement, malgré l’emphase, elle appartient à l’art français mesuré et expressif à la fois.

Repères

1697 Les comédiens italiens sont chassés par Louis XIV.

1702-1718 Le duc d’Orléans commande les décors de la galerie d’Énée à Antoine Coypel.

1715 Mort de Louis XIV.

1715 Régence de Philippe d’Orléans, puis règne de Louis XV. Antoine Coypel est nommé premier peintre du roi.

1717 Watteau peint Le Pèlerinage à l’île de Cythère qui a fondé les fêtes galantes.

1746 Jean-François de Troy met en scène Créüse consumée par la robe empoisonnée.

1752 Mademoiselle O’Murphy nue sur un sofa, peinture de Boucher.

1759 Diderot, critique, désapprouve au Salon le tableau théâtral de Carle Van Loo Mademoiselle Clairon en Médée.

Autour de l’exposition

Infos pratiques. « Le Théâtre des passions (1697-1759) », jusqu’au 22 mai 2011. Musée des Beaux-Arts de Nantes. Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 20 h. Tarifs : 3,60 et 6 euros. www.museedesbeauxarts.nantes.fr

Fermeture pour travaux. Le musée des Beaux-Arts de Nantes sera fermé pour d’importants travaux de septembre 2011 à mars 2013. La ville a acquis un bâtiment contigu qui permettra de faire le lien, une fois rénové, avec la chapelle de l’Oratoire qui reste ouverte pendant les travaux. Dans le même temps, de nouveaux espaces vont être creusés en sous-sol afin d’accueillir un vaste auditorium et des salles pédagogiques. Le coût total de ce grand chantier est d’environ 25 millions d’euros dont une partie devrait être prise en charge par l’État.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°634 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Le théâtre féconde le grand genre

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