Le siècle d’or de la dynastie fatimide

Le Journal des Arts

Le 10 avril 1998 - 2571 mots

La dynastie fatimide qui règne de 909 à 1171, d’abord en Afrique du Nord puis en Égypte, marque dans l’histoire de la civilisation islamique une période particulièrement prestigieuse de développement culturel. Ainsi, en 1005, est fondée au Caire une “Maison de la sagesse�? qui abrite la bibliothèque la plus riche du monde arabe de l’époque. De même, sous les Fatimides, l’Égypte devient une puissance économique et politique de premier plan en Méditerranée. Elle étend son autorité sur un territoire qui va, tout au moins à son apogée, des côtes atlantiques du Maroc jusqu’aux villes saintes de La Mecque et Médine et englobe la Sicile, la Syrie et la Palestine. En 1059, le calife fatimide al-Mustansir réussit même à occuper – pour un an seulement – Bagdad, la capitale abbasside. Mais une série de revers a déjà commencé à entamer la puissance fatimide : tour à tour tombent la Sicile, Alep, Damas, Jérusalem. Cette faiblesse ne fait que s’accroître avec la poussée des Croisés. En 1171 enfin, le Kurde Salah al-Dîn (Saladin), nommé vizir pour sauver l’Égypte de la menace chrétienne, détrône le calife fatimide et fonde une nouvelle dynastie, celle des Ayyubides.

Le monde arabo-islamique a vu un nombre considérable de dynasties apparaître et se succéder. En règle générale, celles-ci commençaient par la prise de pouvoir d’un gouverneur de province ou d’un chef militaire, pouvoir qu’il transmettait ensuite à ses descendants. Avec les Fatimides, la situation est différente. Leur origine est plus mystérieuse. Plus que le résultat d’une ambition personnelle, la dynastie fatimide est le produit d’un projet politico-religieux préparé de longue date par une secte chiite apparue dans la région du golfe Persique : la secte des Ismaïliens.

Pour les partisans de ce mouvement aux orientations fortement ésotériques, les pouvoirs politique et religieux ne peuvent être dissociés et doivent être exercés par des imams, ou guides spirituels, descendant du Prophète. Ainsi les Fatimides se disent-ils les héritiers de Fâtima, la fille de Mohammed – Mahomet –, par l’intermédiaire d’une chaîne d’imams dont le septième, Ismâ‘il ibn Ja‘far, est censé revenir pour régner sur le monde à la fin des temps. Aux yeux des Ismaïliens, les califes abbassides qui sont au pouvoir depuis 750 à Bagdad sont donc, tout comme leurs prédécesseurs Umayyades, des usurpateurs qui, à ce titre, doivent être renversés. Dans cette perspective, les Ismaïliens développent dès le milieu du IXe siècle, dans tout le monde islamique, un réseau de cellules secrètes. Leur mission : trouver des appuis locaux et préparer l’avènement politique de l’Ismaïlisme et le triomphe de la lignée de Fâtima. C’est la plus active de ces cellules, implantée en Petite Kabylie, qui parviendra à porter au pouvoir en 909, avec l’aide de tribus berbères, le premier calife fatimide, Abdallâh al-Mahdî. Tout d’abord installée à Kairouan, puis à Mahdiya sur la côte tunisienne, la jeune dynastie, dont le but ultime est de supplanter le calife de Bagdad, entreprend de se rapprocher de sa cible : en 969, les Fatimides investissent l’Égypte et y fondent Le Caire qui, deux siècles durant, restera leur capitale.

La Victorieuse
Comme beaucoup de nouvelles villes islamiques, Le Caire, dont le nom arabe al-Qâhira signifie La Victorieuse, fut d’abord un camp militaire. L’emplacement choisi pour la fondation du nouveau siège du califat n’était autre en effet que l’endroit, près de la vieille ville de Fustât, où le commandant militaire Jawhar avait installé ses dix mille soldats berbères. Cette capitale fut conçue comme une ville royale, entièrement planifiée. Le centre en était occupé par le palais califal, auquel vint bientôt s’ajouter un deuxième palais, plus petit, destiné au prince héritier. Dans l’environnement immédiat des palais, se regroupaient les bâtiments de la garnison, les arsenaux, écuries et magasins. Non loin de là, on construisit la mosquée al-Azhar, “la Brillante”, dont la fonction était d’offrir à la fois un lieu de culte aux habitants du Caire et un centre d’enseignement à partir duquel se propageait la doctrine ismaïlienne.
Il ne reste plus rien aujourd’hui des palais fatimides du Caire, dont les chroniqueurs ont vanté les dimensions et la qualité de construction. Mais la mosquée al-Azhar et d’autres édifiées par la suite, comme celles al-Hakim (990-1013) ou al-Aqmar (1125), sont encore là pour témoigner de l’architecture religieuse fatimide. C’est une architecture imposante, où le thème de la façade occupe une place plus importante que dans le reste du monde islamique, et où sont exploités avec force les systèmes ornementaux de l’arabesque végétale, de l’entrelacs géométrique et du bandeau épigraphique, qui permettent soit de décorer les surfaces murales, soit de réunir en un tout les différents organes du bâtiment.

Les trésors des califes
Si les palais du Caire ont disparu, les objets d’art donnent une idée du luxe de la cour fatimide. Car, à l’instar des califes abbassides de Bagdad ou des Umayyades de Cordoue qui revendiquent eux aussi le titre de calife, les Fatimides apparaissent comme des mécènes, accumulant dans leurs palais toutes sortes de richesses : des manuscrits aux bijoux d’or et d’argent, en passant par les objets d’ivoire sculpté ou les textiles de toutes sortes. Ces biens précieux pouvaient provenir de butins ou d’échanges de cadeaux avec des alliés ou des délégations étrangères, mais ils étaient pour la plupart le produit des ateliers d’État. Leur raison d’être était non seulement de satisfaire le goût du luxe des califes, mais aussi d’assurer leur prestige face aux cours rivales ou face aux puissances étrangères comme celle de Byzance. L’accumulation des richesses artistiques était alors un emblème du pouvoir. La plupart de ces objets – vaisselle d’or, cristal de roche, robes de lin ou de soie brodées d’or ou d’argent – étaient d’ailleurs destinés à être exhibés lors des fêtes, des processions ou des cérémonies fastueuses organisées par le palais.

Les informations sur ces trésors fatimides proviennent en partie des récits concernant leur dilapidation, en 1068. En effet, alors que le pouvoir fatimide traverse un moment difficile, marqué par de mauvaises récoltes, des famines, des épidémies et l’agitation sociale, le calife est contraint d’ouvrir les salles du trésor aux gardes turcs et aux fonctionnaires qui réclament leur solde impayée. Il s’ensuit un pillage que certains intendants prennent soin de décrire en détail, énumérant la liste des pièces d’orfèvrerie précieuses, des armes ou des vêtements d’apparat emportés. C’est à ce moment que périt la bibliothèque du palais, perte qui nous prive aujourd’hui de toute information sur l’art de la miniature à l’époque fatimide. Les milliers d’objets sortis du trésor fatimide alimentèrent alors les bazars du Caire, de Bagdad ou de Tripoli, et furent ainsi dispersés dans tout le bassin méditerranéen. D’autres prirent, en tant que reliquaires, le chemin des églises et des abbayes d’Europe. Si ce trésor fut ensuite reconstitué, à l’exception toutefois des ouvrages irremplaçables de la bibliothèque, ce fut pour être à nouveau dispersé à la chute de la dynastie, en 1171.

Art ou artisanat ?
Rendre compte de l’art fatimide, comme de l’art de toute autre période de l’histoire islamique, présuppose le plus souvent une classification des œuvres selon leurs matériaux, leurs techniques ou leurs fonctions. Ceci s’explique par l’un des traits majeurs de l’art islamique : celui-ci relève essentiellement de ce que l’on appelle les art décoratifs. Si la tradition occidentale nous a habitués à concevoir l’œuvre d’art comme une réalité autonome, comme un microcosme dans lequel le spectateur peut pénétrer en oubliant son environnement immédiat, dans la civilisation islamique en revanche, l’activité artistique ne s’émancipe jamais totalement de l’artisanat. Plutôt que de créer une œuvre qui prétendrait vivre sa propre vie, l’artiste musulman, plus humblement, s’applique à façonner un matériau, et à embellir un objet qui se doit toujours d’être fonctionnel : une aiguière, un coffret, un vêtement, un brûle-parfum, une armure, etc. Ainsi, chaque œuvre islamique, bien qu’elle puisse évidemment être appréciée pour ses qualités plastiques propres, comme l’harmonie de ses formes ou l’élégance de son ornementation, doit toujours se comprendre comme participant à un environnement global, à un cadre de vie. Dans le cas de l’art fatimide, cet environnement est le plus souvent celui de la cour, de ses fêtes et de ses cérémonies, mais il est aussi celui d’une société marchande raffinée et assez riche pour se permettre d’avoir des goûts princiers.

Cristal de roche
Parmi les techniques pratiquées par les artistes fatimides, certaines ont une importance toute particulière. Si les objets d’or et d’argent ont disparu, les arts du métal ont laissé quelques pièces étonnantes, tels ces brûle-parfums et autres aquamaniles représentant des paons, des lions ou des griffons aux formes schématisées et au corps recouvert d’un motif tapissant finement gravé. Ces œuvres, qui appartiennent à une tradition remontant vraisemblablement à l’ancienne Perse sont, parmi les productions plastiques de l’Islam classique, les exemples les plus proches de la statuaire.
Un art estimé au plus haut point par les Fatimides est celui du cristal de roche. De nombreux exemplaires de flacons ou d’aiguières de cristal ciselé subsistent aujourd’hui, souvent conservés dans les trésors d’églises. La technique, fruit d’une longue expérience en Égypte, consiste tout d’abord à donner à un bloc de quartz la forme générale du récipient désiré. L’intérieur est ensuite évidé à l’aide d’un trépan puis d’une petite meule actionnée par un archet. Enfin est ciselé le décor extérieur, ce dernier pouvant faire appel à des motifs végétaux ou animaliers. L’exemple le plus remarquable appartient aujourd’hui au trésor de la basilique Saint-Marc de Venise. Il s’agit d’une aiguière ornée d’un lion, emblème traditionnel du pouvoir. L’inscription qui court à la base de son col indique qu’elle a été réalisée pour le calife ‘Azîz Billâh (975-996).

Autre domaine évoquant les festivités de la cour, les arts textiles connaissent un développement considérable. Si l’Égypte a eu de tout temps une intense production textile et si les Coptes étaient maîtres dans l’art de la tapisserie, avec les Fatimides le tissage devient un monopole d’État au même titre que la frappe de la monnaie. Cette industrie, dont les ateliers sont répartis dans diverses villes du nord du pays, est centrée sur la production de tiraz. Le terme désigne un tissu de lin ou de soie d’une extrême finesse et enrichi de fils d’or, dont sont faits les vêtements luxueux portés à la cour ou dans les hautes sphères de la société. L’ornementation de ces textiles consiste en bandes tissées de soie et d’or dans lesquelles courent des inscriptions épigraphiques ou des frises animalières. Objets de luxe pour l’aristocratie et la grande bourgeoisie fatimide, ces textiles ont également été très prisés par les Chrétiens : rapportés de Terre Sainte en Europe, ils furent quelquefois “christianisés” sous des noms tels que le Voile de sainte Anne, conservé dans la cathédrale d’Apt, ou le Linceul du Christ de Cadouin qui porte le nom du calife al-Musta‘lî.

La place de la figuration
Sans doute existait-il déjà sous les Fatimides, comme il en existera plus tard en Irak, un art de la miniature. La destruction de la bibliothèque califale en 1068, en a malheureusement effacé les traces. Seuls subsistent quelques feuillets montrant des figures isolées, personnages ou animaux dont la silhouette, cernée d’une ligne noire, peut être rehaussée de couleurs franches posées en aplats. C’est davantage dans la céramique que l’on pourra trouver un reflet de cet art perdu de la miniature. À côté d’une céramique glacée caractérisée par une ornementation végétale, il en existe en effet une autre, lustrée, destinée à une clientèle de luxe, qui fait abondamment appel aux thèmes figuratifs. Il s’agit de motifs animaliers ou mythiques (paons, antilopes, lapins, poissons, harpies), mais également d’évocations de scènes de la vie quotidienne : chasseurs enturbannés à cheval, musiciens ou danseuses. Par ses traits stylistiques comme par ses sujets, cet art se rapproche de la tradition figurative irakienne des premiers siècles abbassides. Le dessin est linéaire, d’une élégance calligraphique, et donne du monde une image dynamique. L’iconographie, quant à elle, renvoie à des symboles de prospérité ou aux plaisirs de la vie raffinée des couches aisées de la société.

La figuration se rencontre également dans l’ornementation architecturale. Bien que les palais fatimides du Caire aient disparu, certains éléments de leur décoration ont survécu, grâce à leur remploi dans des constructions ultérieures. Des boiseries conservées dans les musées du Caire témoignent d’un riche répertoire de scènes animées, comme un couple de danseurs, un chameau portant un baldaquin, une réunion de buveurs ou une démonstration d’acrobatie avec des musiciens. Cependant, l’ornementation architecturale fatimide la plus intéressante du point de vue de la figuration ne se trouve pas au Caire mais à Palerme. Possession fatimide depuis les premiers jours de la dynastie, la Sicile était tombée à la fin du XIe siècle aux mains d’une famille d’origine normande qui en fit son royaume. Or, les rois normands de Sicile adoptèrent nombre d’usages princiers fatimides et firent largement appel aux constructeurs et ornemanistes arabes. C’est ainsi que le plafond de la Chapelle palatine de Palerme, commandité par le roi Roger II en 1140, offre le plus vaste ensemble de peintures ornementales fatimides. Sur les innombrables caissons de bois en alvéoles qui forment la voûte de la salle, se déroule tout un cycle iconographique princier d’inspiration orientale. On y rencontre à nouveau les thèmes de la danse, de la musique, de la chasse ou de la boisson, associés à la représentation du souverain sur son trône, ou encore des scènes plus pittoresques relatives aux activités du peuple, tels un berger portant un bélier sur ses épaules ou un ouvrier agricole remontant l’eau du puits.

Existe-t-il un style proprement fatimide ou ne faut-il voir dans la production de cette dynastie qu’une variante locale d’un art arabo-islamique qui s’étend à cette époque de l’Espagne, sous domination des Umayyades de Cordoue, à l’Irak, siège de la dynastie abbasside ? Les points communs sont nombreux entre les productions artistiques de ces trois entités politiques qui divisent le monde arabe : un même goût du luxe, un même penchant pour le travail minutieux des matières, des répertoires de formes apparentés et, bien souvent, des techniques semblables. Reste cependant que l’art fatimide se distingue par une plus grande fréquence de la représentation figurée. Certains ont voulu voir dans cette particularité, surtout sensible face à l’Espagne musulmane, le reflet d’une orientation religieuse spécifique : celle d’un Islam chiite, moins enclin à la rigidité doctrinale.

Les dates clés d’une dynastie

909. Proclamation du califat fatimide en Ifrîqiya (actuelle Tunisie et Est algérien), par le Chiite ismaïlien Ubaydullah, qui renverse les gouverneurs aghlabides fidèles au régime abbasside.
934-947. Révolte du Berbère khârijite Abû Yazîd contre les prélèvements fiscaux des califes fatimides.
953-975. Règne d’al-Mu’izz qui soumet tout le Maghreb occidental et une partie de la Sicile.
969. Al-Mu’izz lance son général Jawhar à la conquête de l’Égypte.
972. Al-Mu’izz transfère sa capitale au Caire, qu’il fait construire au nord de l’ancienne capitale Fustât.
1070. Les Seldjoukides prennent aux Fatimides la Syrie et Jérusalem.
1072. Prise de Palerme par Roger Ier, dans le cadre de la conquête normande en Sicile.
1094-1101. Règne d’al-Musta’li qui rompt avec l’Ismaïlisme et fonde la secte des Assassins.
1153. Ascalon, dernière base fatimide en Syrie-Palestine, est prise par les Croisés.
1163. Le vizir Shâwar invite les Francs à entrer en Égypte.
1168. Fustât, menacée par les Francs, est incendiée par ses habitants sur l’orde de Shâwar.
1169. Le lieutenant Shîrkûh bat les Francs, élimine Shâwar et devient vizir du calife fatimide al-Adid. À sa mort, son neveu kurde, Saladin lui succède.
1171. Saladin abolit la dynastie fatimide par le retour au sunnisme et à l’allégeance aux Abbassides. Il fonde la dynastie ayyoubide.

A voir

TRÉSORS FATIMIDES, 28 avril-30 août, Institut du monde arabe, 1 rue des Fossé Saint-Bernard, 75005 Paris, tél. 01 40 51 38 38, tlj sauf lundi 10h-18h, entrée 45 F, tarif réduit 35 F, catalogue coédité par l’Institut du monde arabe et Snœck, 150 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°58 du 10 avril 1998, avec le titre suivant : Le siècle d’or de la dynastie fatimide

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