Photographie

Le sacre de Gustave Le Gray

Un maître incontesté de la photographie à la Bibliothèque nationale de France

Par Michel Frizot · Le Journal des Arts

Le 5 avril 2002 - 1347 mots

L’œuvre d’un photographe, Gustave Le Gray, dont le nom était encore presque ignoré il y a trente ans, émerge progressivement de ces chambres très obscures que sont les musées, les bibliothèques, les collections privées, jusqu’à laisser apparaître l’un des grands maîtres de ce médium longtemps méprisé.La Bibliothèque nationale de France (BNF), avec une exposition de haut goût, retrouve son rôle de recherche et de diffusion à l’égard de ses collections, si riches en photographies anciennes ; au risque de la sacralisation d’un « art de la photographie », propre, aseptisé, idéalisé, exempté de toute technicité.

PARIS - On ne dira jamais assez que la photographie est à la fois omniprésente et méconnue, envahissante et reléguée à la fois. Combien de photographes, il y a peu, ignoraient encore que leur pratique avait une histoire. Ce début d’année 2002 sera un moment faste pour la redécouverte de ce qui n’aurait jamais dû être oublié : avec l’exposition de la Mission héliographique, les deux ventes de la collection Jammes, et particulièrement le fonds Charles Nègre, la manifestation de la BNF consacrée à Le Gray, très attendue aussi par le marché international, complète cette étape nouvelle qui marque l’autorité retrouvée de la photographie du XIXe siècle ; elle intervient vingt-deux ans après une autre étape constituée d’une première exposition “Mission héliographique” due à Philippe Néagu, une manifestation “Charles Nègre” (Françoise Heilbrun) et Regards sur la photographie au XIXe siècle (par Bernard Marbot, de la BNF), qui montrait à l’époque le début d’une activité de recherche et de relance par quelques jeunes conservateurs, déjà inquiets de voir que les Américains nous avaient devancés dans cette sollicitude. Les institutions acceptent aujourd’hui de mettre quelques moyens, constatant que le public est au rendez-vous (les expositions sur le nu, puis sur le voyage d’Orient, à la BNF site François-Mitterrand ont été en cela symptomatiques), et les éditeurs eux-mêmes se prennent au jeu. Et il faut compter aussi avec la “sortie” des images hors de leurs cartons privés, provoquée par la valorisation marchande de ce “patrimoine” ignoré.

L’opération Le Gray ne dérogera pas à la règle : la recherche menée depuis deux ans a permis de découvrir beaucoup de données historiques, mais aussi d’œuvres photographiques, et la médiatisation actuelle produira de nouveaux enchaînements. Il en est ainsi de la photographie. Or, si l’on veut filer la métaphore picturale (pas trop déplacée ici car le bonhomme était d’abord peintre), Le Gray serait le Rembrandt de la photographie – il en aurait même le tempérament impulsif et la résurrection de Le Gray serait comparable à celle de Rembrandt au XIXe siècle ; l’exposition le traite effectivement en artiste, mettant en premier plan l’évolution de son œuvre, à laquelle sont vouées les deux galeries prestigieuses, Mansart et Mazarine, du site Richelieu de la BNF.

Une carrière menée comme celle d’un peintre
L’importance accordée à Le Gray est pleinement légitime, à l’égard de celui qui apparaît en effet aujourd’hui, par sa situation dans l’histoire du médium, comme le grand patron des débuts de la photographie. Sans être l’un des “inventeurs” de la photographie, il est l’inventeur  – ou plutôt le créateur – d’une certaine conception de l’image photographique, comprise comme une œuvre de chimie et de physique, mais aussi comme une œuvre de goût, un artefact auquel s’applique la perception sensible et dont s’apprécient les caractères esthétiques. Aussi, on peut voir en lui les vrais débuts de la photographie professionnelle telle qu’on la concevra par la suite, et son premier âge d’or. Né en 1820, peintre et élève de Delaroche, il fait en 1843 le voyage de Rome, où il se marie. Il semble découvrir la photographie en 1847, à son retour à Paris. Manifestement, il est d’abord un excellent daguerréotypiste, mais c’est en excluant cette technique qu’il devient le photographe Le Gray : bon chimiste sans aucun doute, il s’empare de la technique du négatif papier initiée par Talbot pour en faire le “papier ciré sec” (son invention, véritablement, en 1851), qui est une aubaine pour tous les praticiens. Dans le même temps, il expérimente la photographie sur verre au collodion, autre grande technique de l’avenir que l’on verra universellement adoptée quelques années plus tard. Il publie en 1850 un Traité pratique de photographie sur papier et sur verre, qui l’impose comme chef d’école et maître d’atelier, à l’égal de ce qui se fait pour la peinture. Il a des élèves, ouvre un atelier à la barrière de Clichy et participe activement à la Mission héliographique en 1851, en compagnie de Mestral pour un grand tour du Sud-Ouest – sa participation à cette commande officielle s’avère la plus imposante et la plus virtuose, comparée à celle de ses collègues Baldus ou Le Secq. Il mène désormais une carrière construite comme celle d’un peintre, en apparaissant toujours comme celui qui innove et qui surprend, attendant de l’image photographique le succès que ne lui permettent pas ces Salons (de peinture) que, du reste, il photographie. La première partie de l’exposition met en valeur ces phases ou ces thèmes volontaristes par lesquels Le Gray veut s’imposer comme le meilleur : les vues de la forêt de Fontainebleau dès 1849, qu’il poursuit pendant plusieurs années, thème artistique par excellence, qui allie le plein air cher aux modernistes de Barbizon, le traitement d’une lumière filtrée par la verdure, éparpillée en multiples points, le sens de la composition, entre construction d’ensemble et détails. La participation à la Mission héliographique est encore l’occasion de briller et de singulariser son “style”. Dans les années 1856-1858, Le Gray produit ses marines qui lui apportent une grande notoriété et le succès commercial : le sujet est totalement nouveau, les images époustouflantes pour les contemporains, par les jeux de lumière à la fois sur la mer et dans le ciel, avec effets de clair de lune ou de soleil couchant, ou même, de soleil au zénith (le comble de la difficulté pour la photographie). La Grande Vague (Sète, 1857) y ajoute une quasi-instantanéité du mouvement de la vague. On l’a compris récemment, c’est au prix d’un artifice technique, en utilisant deux négatifs différents, que Le Gray peut maîtriser de tels tours de force. Avec l’ouverture de son atelier au 35 boulevard des Capucines, en 1856, ses portraits de nombreuses personnalités (dont l’empereur et l’impératrice), puis le camp de Châlons (les manœuvres de l’armée), Le Gray est le photographe le plus intégré au pouvoir impérial. Sa faillite commerciale et son brusque départ pour le Moyen-Orient en 1860, en accompagnateur d’Alexandre Dumas, lui ouvrent une sorte de contre-carrière qui n’aura que peu d’écho en France : les événements de Sicile, Garibaldi, puis l’Égypte où il s’installe avec peine et mourra en 1884, non sans avoir maintenu jusqu’au bout son grand style.

Occulter ce qui est de l’ordre du “photographique”
Il est bien difficile de traiter d’un tel individu (qualifié par son ami Maxime Du Camp de “gâcheur, très inexact, hurluberlu”) et d’un tel matériau iconique dans une exposition où il faut à la fois remédier à notre ignorance, donner à voir et tout dire...  On n’y parvient guère, d’autant que la linéarité du lieu retenu ne se prête pas à une démonstration complexe (bien des visiteurs ne comprennent pas que l’exposition se développe sur deux niveaux). Mais surtout, la sacralisation de l’artiste Le Gray minimise ou occulte tout ce qui est de l’ordre du “photographique” : alors que Le Gray est un technicien hors pair, un “tireur” extraordinaire d’épreuves, qui amplifie et peaufine ses contrastes, rien ne ramène à la haute technicité de cet artisan d’un genre nouveau, le photographe, et à la maîtrise de ses moyens spécifiques. Aussi, pour bien suivre l’exposition, faut-il avoir un minimum de connaissances en pratique photographique ancienne, et ne pas se contenter d’apprécier de loin des images flatteuses. La photographie de cette nature et de ce niveau, ça n’est pas si facile, et c’est au moins aussi difficile que la peinture à l’huile.

- GUSTAVE LE GRAY, PHOTOGRAPHE (1820-1884), jusqu’au 16 juin, Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, 58 rue de Richelieu, 75002 Paris, tél. 01 53 79 53 79. Catalogue, BNF/Gallimard, 416 p., 59,95 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°146 du 5 avril 2002, avec le titre suivant : Le sacre de Gustave Le Gray

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