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Le regard féminin de Jenny Saville

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 11 avril 2025 - 809 mots

L’Albertina rend justice à cette peintre trop peu connue hors des frontières du Royaume-Uni. Depuis les années 1990, elle agrège les corps entre eux, griffe, recouvre ou macule leur représentation. Sans fausse pudeur.

Jenny Saville, Byzantium, 2018, huile et charbon de bois sur toile, 194 x 239 cm. © Mike Bruce / Gagosian © Adagp Paris 2025
Jenny Saville, Byzantium, 2018, huile et charbon de bois sur toile, 194 x 239 cm.
© Mike Bruce / Gagosian
© Adagp Paris 2025

Vienne (Autriche). Grâce au cycle d’expositions consacrées aux femmes artistes et lancé par le nouveau directeur de l’Albertina, Ralph Gleis, l’œuvre de la Britannique Jenny Saville est enfin visible hors de son pays natal. Repérée par le collectionneur Charles Saatchi au début des années 1990, la peintre est rapidement propulsée sur la scène artistique en intégrant le mouvement des Young British Artists. On comprend alors mal pourquoi cette artiste, dont la puissante figuration centrée sur le corps est célébrée au Royaume-Uni – elle est née à Cambridge en 1970 –, demeure si peu exposée ailleurs.

Une hypothèse émerge : pour les institutions artistiques du monde entier, les deux « saints patrons » de la représentation moderne du corps seraient Francis Bacon et Lucian Freud. Curieusement, l’artiste ne mentionne que rarement ses deux illustres prédécesseurs et compatriotes, bien qu’elle revendique son admiration pour Titien ou le Tintoret – voir la magnifique Pietà III (2020). Pourtant, à sa manière, elle poursuit l’invention d’un nouveau corps, ou plutôt d’un nouveau nu. Il s’agit d’un nu féminin, cela va sans dire, tant ce motif s’inscrit dans une tradition occidentale où il est à la fois idéal de beauté et objet de désir, sous couvert de délectation culturelle. De temps à autre, certaines figures féminines échappent aux expressions codifiées de la passivité et de l’alanguissement, mais elles restent des exceptions.

Dans cet exercice périlleux, le corps, chez Saville, refuse toute idéalisation. Il n’a ni la patine habituelle ni ce vernis lisse et sensuel qui promettent à la fois plaisir esthétique et jouissance visuelle. « Pire », avec elle, l’acte de peindre n’est plus désir de reproduction, de soumission à un modèle. L’artiste transgresse les lois de l’anatomie : ses figures incomplètes semblent se composer et se décomposer dans un magma de traits et de coulures colorées, plus ou moins transparentes. La figure humaine se cherche, se construit dans le même instant qu’elle se déconstruit.

Fragments indéterminés

C’est notamment le cas dans « Fate » (2018), une série de trois toiles verticales, monumentales, qui met en scène des corps puissamment musculeux mais tronqués. Ainsi Fate I [voir ill. ci-dessous] représente une femme aux membres lourds, au corps désaxé et disloqué, qui arbore une tête rappelant la sculpture africaine et dégage une force archaïque, presque menaçante. Dans cette série, Saville accentue l’écart entre la tête, peinte en gris pâle, et la texture de la chair, qui se confond avec une peinture d’une richesse chromatique vibrante.

Jenny Saville, Fate I, 2018, huile sur toile, 260 × 240 cm. © Mike Bruce / Gagosian © Adagp Paris 2025
Jenny Saville, Fate I, 2018, huile sur toile, 260 × 240 cm.
© Mike Bruce / Gagosian
© Adagp Paris 2025


L’intérêt de Jenny Saville pour le corps humain remonte à ses années d’études à la Glasgow School of Art, en Écosse, où elle prend ses distances avec les tendances abstraites dominantes. Cet attrait ne s’arrête pas à la surface de l’épiderme : au milieu des années 1990, elle assiste à des opérations de chirurgie esthétique pour mieux comprendre la structure des muscles, des tissus, des os et de la peau.

Cette connaissance anatomique se traduit par des contrastes saisissants : d’un côté, la précision du rendu de certains membres ; de l’autre, le corps s’éloigne de son apparence initiale et se transforme en fragments indéterminés, des traînées ressemblant à des dépôts de fibres tissulaires (Couples Study VIII, 2022-2023). Certaines œuvres souffrent d’excès ; ainsi, Byzantium (2018) se présente comme un agrégat spectaculaire, mais plutôt confus, de formes.

Les visages représentés, en revanche, conservent toute leur densité. Situés au début du parcours, ils captent immédiatement l’œil du spectateur. Avec ces visages griffés, rayés ou recouverts de strates informes de couleur, le geste pictural cesse de vouloir se faire oublier, refuse d’être discret. Mais c’est avant tout le regard qui fascine. D’ailleurs, le premier visage de cette série est intitulé Gaze (2024) – qui donne son titre à l’exposition –, terme suggérant un regard insistant. Mais est-ce vraiment le cas ? Figé, ce regard inexpressif, accompagné d’une bouche entrouverte, semble trahir une forme d’inquiétude, voire d’effroi. Bien que ces visages échappent à toute psychologie et narration, leur mutisme dénote une certaine angoisse.

Le titre de l’exposition, « Gaze », n’a rien d’innocent. Dans la critique féministe anglo-saxonne, le female gaze (« regard féminin ») est un concept théorisé par Laura Mulvey en 1975. La critique de cinéma américaine déconstruit le regard masculin dominant, particulièrement dans la représentation des femmes.

Saville ne fait aucune déclaration fracassante à ce propos. Il n’en reste pas moins que ce sont des héroïnes mythologiques, telles Circé ou Elpis, qui occupent une place de choix dans son univers. De même, l’une de ses œuvres, Chapter (2016-2018), est dédiée à Linda Nochlin, historienne de l’art connue pour avoir porté un regard novateur sur la place des femmes dans l’histoire de l’art occidental. Sans être une artiste militante, Saville participe au tournant qu’a pris l’art ces dernières décennies.

Jenny Saville, Gaze,
jusqu’au 29 juin, Albertina, Albertinaplatz 1, Vienne, Autriche.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°653 du 11 avril 2025, avec le titre suivant : Le regard féminin de Jenny Saville

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