Histoire de l'art - Livre

Béatrice Joyeux-Prunel

Le portrait traduit des réseaux d’amitiés et d’alliances symboliques

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 23 mars 2016 - 516 mots

Béatrice Joyeux-Prunel est enseignante-chercheuse à l’École normale supérieure, auteure d’un livre paru fin 2015 sur Les Avant-gardes artistiques (1848-1918) – Une histoire transnationale (Gallimard, Folio histoire).

L’Œil Pourquoi les avant-gardes ont-elles massivement pratiqué un genre académique, comme le portrait ?
Béatrice Joyeux-Prunel
Parce qu’il y a portrait et portrait. Il y a le portrait commandé et il y a le portrait d’ami, de critique, de marchand. Ce dernier traduit une amitié, une relation philosophique ou artistique. Les avant-gardes n’ont jamais rejeté le portrait, elles ont rejeté le rapport à l’argent et à la commande, ainsi que la dépendance aux canons de construction et aux thèmes conventionnels.

Observe-t-on toujours une stratégie derrière le portrait ?
Les stratégies font partie de la vie, de plus elles ne sont pas nécessairement conscientes. Dans le portrait, les stratégies d’adaptation sont très visibles chez les fauves. Au départ, vers 1905-1906, Matisse peint presque des anti-portraits. La personne est « laide », avec un nez vert par exemple, et un arrière-plan méconnaissable. Alors que dans les canons de l’époque, comme chez Jacques-Émile Blanche, on reconnaît l’âge et le milieu social du modèle. Il s’agit carrément d’une carte de visite. Matisse rejette tout cela, on voit seulement qu’il s’agit d’une femme. Mais, chez les fauves, ce postulat évolue vite. Par exemple, chez Van Dongen, la couleur renvoie à du maquillage, à la beauté, à la mode. Il va s’adapter de plus en plus aux attentes d’un commanditaire qui veut montrer qu’il est moderne, mais aussi qu’il est riche.

Dans quelle mesure le portrait indique-t-il des réseaux ?
Le portrait traduit des réseaux d’amitiés et d’alliances symboliques, transnationales et sociales, qui ont permis à certains de faire carrière. Afficher ses alliances, la clique à laquelle on appartient aide notamment à entrer aux salons. Les sécessions, l’élite moderne cosmopolite, fonctionnaient beaucoup en réseau. Whistler, Sickert, Sargent, Boldini, Blanche portraituraient souvent le même cercle. Ce sont des milieux qui s’appréciaient et s’autocélébraient. Grâce à ces réseaux, ils ont aussi porté l’institutionnalisation de la modernité.

Quelles sont les stratégies les plus efficaces ?
Celle qui fonctionne le mieux, c’est le portrait de personnalité. Par exemple, un portrait que beaucoup ont voulu faire, c’est celui d’André Breton. Inversement, dans les années 1920, tous les jeunes auteurs rêvaient d’être portraiturés par Picasso. On en voit certains presque ramper pour qu’il les dessine sur leur volume de poésie. Dans cette relation à deux, il faut toujours qu’il y en ait un qui soit célèbre pour que cela bénéficie à l’autre. Quand la relation est hiérarchique, il y en a un qui apporte du symbolique à l’autre.
Une personnalité consacrée légitime l’avant-garde et, réciproquement, l’avant-garde modernise l’image d’une personnalité inscrite dans le passé.
Les avant-gardes ne se sont-elles pas plus sages avec le portrait ? Les artistes font des compromis à partir dès qu’ils acceptent le dialogue, où ils acceptent d’être réellement face à une personne. C’est par exemple le cas quand Matisse fait le portrait de sa fille Marguerite. Il y a une concession à l’autre qui sort peut-être de la radicalité avant-gardiste, de son autonomie totale face au sujet.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Le portrait traduit des réseaux d’amitiés et d’alliances symboliques

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