Cet automne, le Musée Jacquemart-André présente une rétrospective très attendue de Georges de La Tour. Une occasion pour se pencher sur la vie et l’œuvre de ce peintre du XVIIe siècle étrangement tombé dans l’oubli jusqu’au XXe siècle et qui aujourd’hui passionne les foules.
Certains artistes sont destinés à naître deux fois. Une première fois du giron de leur mère, une seconde dans l’œil des historiens. C’est bien plus fréquent qu’on ne le pense et cela concerne, paradoxalement, certains des plus grands. Qui s’imaginerait ainsi que l’on a un temps oublié une star comme Johannes Vermeer ? Un des plus grands peintres français a également disparu des radars pendant plus de deux cent cinquante ans ! Un évanouissement d’autant plus sidérant que sa renaissance a donné lieu à un engouement, critique comme public, absolument stupéfiant. Georges de La Tour (1593-1652), inconnu il y a encore un siècle, est en effet l’un des rares peintres du XVIIe siècle que le grand public connaît. Pour être exact, non seulement qu’il connaît, mais qu’il apprécie. Il faut dire que sa manière singulière mêlant naturalisme, poésie et stylisation audacieuse lui confère une aura toute moderne qui trouve un profond écho avec notre sensibilité. D’une certaine manière, il n’est donc pas si surprenant que sa redécouverte coïncide avec la naissance du XXe siècle. Comme souvent dans les histoires de résurrection picturale, on est frappé par la facilité et surtout la rapidité avec laquelle des figures majeures sombrent dans l’anonymat. Parfois presque du jour au lendemain.
Moins d’un siècle après son trépas, son souvenir sombre déjà dans l’oubli. En 1751, quand, un moine local, Dom Augustin Calmet, rédige une Histoire des hommes illustres qui ont fleuri en Lorraine, la brillante carrière de ce peintre du cru retient évidemment son attention. Toutefois ce dernier, s’il mentionne ses faits d’armes les plus spectaculaires, oublie déjà l’identité de l’artiste. La notice le désigne ainsi : « Tour (Claude du Ménil de la), natif de Lunéville, excelloit dans les Peintures des nuits ». Rien qu’en une phrase, on dénombre deux erreurs : son identité mais aussi son lieu de naissance. Il voit en effet le jour à Vic (aujourd’hui Vic-sur-Seille) et non à Lunéville. Premier mystère dans une trajectoire qui en compte pléthore, on ne s’explique pas comment un fils de boulanger de cette modeste bourgade devient un peintre connu, alors que sous l’Ancien Régime le métier, y compris celui de peintre, se transmet traditionnellement de père en fils. Il ne faut toutefois pas brosser un portrait trop misérabiliste, son père n’était pas un pauvre mitron, mais « en réalité, un gros négociant en pain, farine et blé, auquel les garnisons et les salines voisines faisaient une clientèle importante », souligne l’historienne de l’art Paulette Choné. De plus, « la famille comptait des religieux et des maîtres-maçons, c’est-à-dire presque des architectes ». Sans oublier une personnalité en vue, « le poète et amateur d’art Alphonse de Rambervillers, lieutenant général du bailliage de Vic pendant quarante ans, parent par alliance de Georges de La Tour ». Ainsi, alors qu’une intense impression de mystère entoure son œuvre, et sa personne, cet illustre inconnu a laissé de précieuses traces dans les archives et registres paroissiaux.
On connaît certains de ses prestigieux commanditaires, tel le duc de Lorraine ou le cardinal de Richelieu. Il séduit aussi très tôt le roi d’Angleterre Charles II qui achète son Saint Jérôme moins d’une décennie après sa disparition. Mais déjà le tableau a perdu son auteur. Le monarque achète en effet une peinture « à la manière de Dürer », une attribution bien surprenante qui témoigne de l’anonymat dans lequel il glisse rapidement. La Tour était-il un peintre royal ? Oui, puisque l’on sait avec certitude qu’il avait subjugué le roi de France au point de décrocher l’appellation de « peintre ordinaire du roi ». Un honneur que le fameux Dom Calmet relate dans une anecdote presque trop belle pour être vraie : « Il présenta au Roi Louis XIII un tableau de sa façon, qui représentoit un saint Sébastien dans une nuit ; cette pièce étoit d’un goût si parfait que le Roi fit ôter de sa chambre tous les autres tableaux pour n’y laisser que celui-là. » La réaction du monarque a de quoi surprendre puisqu’elle tranche totalement avec les usages de l’époque qui veulent que les tableaux s’apprécient dans un accrochage d’ensemble et non comme un chef-d’œuvre isolé occupant la totalité d’un mur. « Il est donc paradoxal que les tableaux incomparables de ce peintre aient été, durant des siècles, attribués à d’autres artistes », avance Gail Feigenbaum, commissaire scientifique de l’exposition, avant de déplorer : « Comme tant d’œuvres de La Tour, le SaintSébastien du roi est perdu, mais sa composition est connue par au moins dix copies. »C’est une des particularités du corpus du Lorrain : une immense partie de son travail a disparu, sans doute à jamais. À ce jour, on dénombre une quarantaine d’œuvres autographes et autant de copies d’atelier représentant des originaux perdus. Les nombreuses copies, et variations de sa main sur un même sujet, attestent d’ailleurs de sa rapide célébrité et de l’importance de son atelier. Hélas, l’artiste a vécu dans une période excessivement troublée, son atelier fut incendié lors de la guerre de Trente Ans qui ravagea sa région. Cette destruction ainsi que celle de nombreux couvents, églises et hôtels particuliers de l’Est, qui devaient certainement héberger des œuvres de sa main, expliquent le faible nombre de tableaux parvenus jusqu’à nous.
Ces disparitions, la chasse au trésor que constituent les réattributions progressives, mais aussi les questions insolubles sur sa biographie et sa formation ne pouvaient manquer de fasciner les spécialistes. « Ironiquement, c’est d’abord l’histoire de l’art qui a oublié La Tour : Roger de Piles, André Félibien ou Pierre Jean Mariette n’ont jamais prononcé son nom », remarque Gail Feigenbaum. Ces éminents contemporains du peintre qui ont fait la pluie et le beau temps en matière d’art ne le mentionnent étrangement pas. Est-ce parce qu’il a fait carrière en Lorraine et non dans la capitale ? Toujours est-il que son exhumation est le fait, dans un premier temps, de figures locales. Suivant les informations apportées par Dom Calmet, une autre personnalité lorraine, Alexandre Joly publie, en 1863, le tout premier opuscule sur La Tour. Pour l’heure, aucune œuvre n’est cependant rattachée à ce nom qui revient sous les projecteurs. Pour beaucoup ses toiles sont alors conservées en tant qu’anonymes ou attribuées aux mauvais artistes, y compris des signatures aussi prestigieuses que Bartolomé Esteban Murillo, Caravage, ou encore Gerrit Van Honthorst. Le sublime Nouveau-né du Musée des beaux-arts de Rennes a ainsi été alternativement considéré comme de l’école hollandaise et des frères Le Nain ! D’autres erreurs sont toutefois plus déconcertantes comme les deux tableaux abrités au Musée d’arts de Nantes qui sont ostensiblement signés. Cet indice n’a pas éclairci la situation. Le peintre avait tellement disparu des mémoires que l’on a pensé qu’il s’agissait d’un autre La Tour ! Il pouvait s’agir soit du célèbre pastelliste Maurice Quentin de La Tour, alors que son style est diamétralement opposé, soit un obscur peintre français du règne de Louis XIV, Leblond de La Tour. Finalement, le salut est venu de l’étranger.
En 1915, l’historien de l’art allemand, Hermann Voss est le premier à rassembler les premiers morceaux du puzzle et à dissiper l’énigme. Il relie les deux tableaux de Nantes – Le Reniement de saint Pierre et L’Ange apparaissant à saint Joseph– au Nouveau-né. Se souvenant de l’article de Joly, il recoupe les informations, émet des hypothèses et pose les jalons de la reconstitution d’un corpus. Première Guerre mondiale oblige, ce texte fondateur n’a pas l’impact escompté. Il faut attendre 1922 et la parution d’un article en français d’un conservateur du Louvre, Louis Desmonts, pour que cette découverte trouve une large audience. Outre les hypothèses de son confrère, il avance d’autres pistes et propose, entre autres, d’attribuer Job raillé par sa femme (Musée d’Épinal) au même artiste. La réémergence progressive des œuvres et les hypothèses des spécialistes retissent peu à peu l’univers de l’artiste. Certaines découvertes refaçonnent aussi le portrait qui commence à se dessiner du peintre. Ainsi l’apparition sur le marché de l’art du Tricheur (aujourd’hui au Louvre) dans les années 1930 change la donne. Cette composition signée est en effet la première diurne qu’on puisse lui attribuer avec certitude. Alors que l’on pensait qu’il n’avait peint que des nocturnes, cette découverte réoriente les recherches sur le peintre.
Chose rare dans la recherche, l’engouement des experts a trouvé un écho sensationnel auprès du public. Cette redécouverte a en effet ouvert la porte à de mémorables expositions qui ont passionné les foules. La première vraie rencontre entre le Lorrain et le grand public arrive rapidement après sa résurrection puisqu’elle intervient dans la fameuse exposition de 1934 « Peintres de la réalité ». Amateurs et curieux adhèrent alors totalement à ses toiles d’une grande force émotionnelle et d’une incroyable audace plastique qui les rendent intemporelles. Il en est de même en 1972, pour sa première monographie organisée à l’Orangerie ; La Tour triomphe encore, d’autant plus que cette première donne l’opportunité de repenser certaines attributions et d’élargir le corpus. Des œuvres étonnantes telles que L’Argent versé ressurgissent notamment à cette occasion. Cette œuvre divise les experts car elle détonne par rapport aux autres reconnues avec certitude. Son exposition met un terme au débat car elle est étudiée en amont et l’imagerie révèle sa signature. Progressivement, les zones d’ombre du portrait du peintre s’estompent et une œuvre singulière mais cohérente se précise. Outre les nombreuses expositions, quantité de livres sur l’artiste et son mystère envahissent les étals des librairies. De plus, chaque événement lié au peintre trouve une forte résonance scientifique autant que populaire. En 1988, la redécouverte de l’austère Saint Thomas à la pique donne ainsi lieu à une souscription afin qu’il soit acheté par le Louvre. Cinq ans plus tard, l’apparition de l’épuré Saint Jean Baptiste est encore plus spectaculaire puisque les collectivités territoriales ainsi que l’État se mobilisent afin de l’acheter. Une acquisition à la saveur toute particulière qui a pour but d’accrocher l’œuvre dans un musée spécialement créé à Vic-sur-Seille (Moselle), ville natale du génial Lorrain. Une jolie manière de boucler la boucle d’une historiographie capricieuse !
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Le mystère Georges de La Tour
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°788 du 1 septembre 2025, avec le titre suivant : Le mystère Georges de La Tour





