Le « Mingei » ou la beauté dans l’ordinaire...

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 27 octobre 2008 - 1295 mots

Plongée aux sources du design, l’exposition du quai Branly révèle la beauté de l’artisanat populaire japonais et la pensée de son théoricien, Soetsu Yanagi, matérialisée par le Mingei, nom issu de la contraction en japonais des mots peuple et artisanat.

Dieu que cette exposition fait du bien  ! En ces temps de consumérisme échevelé et de marketing à tout vent, Germain Viatte et Akemi Shiraha cosignent l’une des manifestations les plus ambitieuses du moment en ressuscitant « l’esprit Mingei », théorisé au début du xxe siècle par le grand penseur nippon Soetsu Yanagi. Car sous ce titre un brin énigmatique, il est bel et bien question d’éthique et de morale, de beauté au sens spirituel, de résistance face à la production de masse et à la vulgarité ambiante. Petit retour en arrière…

Quelle place pour la beauté, dans un Japon en pleine mutation ?
En ce début du xxe siècle, le Japon connaît une révolution économique et culturelle sans précédent. Engagée depuis l’ère Meiji dans une course effrénée vers l’industrialisation, l’antique terre des shoguns se métamorphose à vue d’œil : surgissent sur son sol étroit des kilomètres de lignes de chemin de fer, des chantiers navals, des cimenteries, des verreries, des usines de tissage… Un monde en chasse un autre. L’heure est désormais à l’expansion territoriale, à la modernisation économique.
Dans ce contexte de rentabilité et d’ouverture à l’Occident, un esprit indépendant et curieux, imprégné de spiritualité bouddhique, mais ouvert aussi aux mystiques et aux littératures européennes, s’interroge, non sans angoisse, sur le devenir et la place de la Beauté dans cet univers en pleine mutation : Soetsu Yanagi, qui n’est autre que le père du célèbre designer Sori Yanagi.
Certes, l’homme est un esthète, mais c’est aussi un intellectuel engagé, qui n’hésite pas à prendre la défense du peuple coréen menacé d’annexion par les appétits gourmands de son voisin. Quel sera ainsi le destin de ces objets anonymes et modestes créés par des artisans dont l’identité culturelle se trouve elle-même ébranlée  ?
Sur fond d’impérialisme et de nationalisme exacerbés, Soetsu n’hésite pas à se rendre, en 1916, au « Pays du Matin calme » pour y découvrir la beauté de son artisanat. Ses attentes seront comblées tant il perçoit dans les productions d’objets utilitaires de la dynastie Yi une expression concrète de la pensée orientale faite de dépouillement et de simplicité. De ce choc esthétique naîtra, en avril 1924, un musée consacré à l’art folklorique coréen où seront exposées les collections rassemblées par Soetsu Yanagi en personne…
Nourri des théories du « Folk Art », l’intellectuel japonais n’en oublie pas pour autant les productions de sa terre natale. Parcourant le marché aux puces de Tokyo en compagnie de son ami le céramiste et sculpteur Kanjirô Kawai, il découvre probablement autour des années 1925-1926 « la beauté des objets anonymes, naturels, variés, fonctionnels, qui accompagnent le quotidien des pauvres ».
Le choc, là aussi, sera considérable. Aux antipodes du luxe et du clinquant, il existe bel et bien une beauté évidente, simple, modeste. Une beauté qui n’a que faire du superflu ou de l’ego d’un créateur. Une beauté qui se loge dans l’ordinaire, la simplicité et le dépouillement. Au détour d’une louche en bois, d’une théière en fonte aux parois crénelées, d’un kimono de fibres végétales, d’un coffre de marin, d’une gourde en céramique, d’une chaise de bambou… Comme il est parti quelques années plus tôt sur les routes de Corée, Soetsu Yanagi arpente alors le Japon de fond en comble, en quête d’ustensiles et d’objets domestiques qui portent le sceau de cette esthétique rude et dépouillée.
Forgé par Soetsu et ses amis, un mot, ou plus exactement un néologisme, va bientôt désigner cette production populaire qui exprime, plus que tout autre langage, l’âme même du Japon : Mingei. Soit la contraction du mot minshu, qui signifie « peuple », et de kogeï, qui signifie « artisanat ». Sous ce vocable en guise d’étendard, Soetsu et ses amis, intellectuels et créateurs, vont mener une croisade pour la reconnaissance du Beau dans l’ordinaire, pour l’éloge du modeste et de l’honnête au cœur de la création. Des expositions, des publications, puis la création, en 1936, d’un musée dédié exclusivement aux arts populaires japonais deviennent les ambassadeurs de ces ardents théoriciens.

La résonance de l’esprit Mingei dans le Japon d’aujourd’hui
Dans une banlieue chic de l’actuel Tokyo, le Nihon Mingeikan a presque, désormais, des allures de temple du bon goût avec ses imposantes jarres coréennes, ses magnifiques kimonos constellés de signes énigmatiques provenant de l’île d’Okinawa ou ses jouets charmants glanés aux quatre coins des campagnes du Japon. Et pourtant, c’est peut-être dans ces salles silencieuses et ouatées que l’on sent vibrer le mieux la quintessence du raffinement extrême-oriental, que l’on sent palpiter les origines mêmes du design nippon.
Rencontré dans la capitale japonaise au printemps dernier, le grand couturier Issey Miyake (L’œil n° 605) ne nous confiait-il pas adorer ce lieu où il puisait parfois de nouvelles sources d’inspiration ?
Car rien de moins passéiste, rien de moins réactionnaire que la démarche de Soetsu Yanagi et de ses condisciples. Retourner aux sources n’est pas ici affaire de nostalgie, mais bien plutôt de régénération. De même qu’à l’aube du XXe siècle Picasso et ses amis cubistes souhaitaient frotter leur œil à des formes nouvelles en se tournant vers les primitifs d’Afrique ou d’Océanie, les créateurs japonais – et parfois même occidentaux (lire encadré) – vont puiser dans l’artisanat populaire nippon la confirmation de leurs théories et un nouveau souffle.
Quoi de plus séduisant en effet, à notre œil moderne épris d’épure et de stylisation, que ce plat émaillé de la province de Tottori d’une bichromie aussi radicale que parfaite ! Même jugement pour ce pot à eau chaude en laque noire et vermillon de l’époque d’Edo, qu’on croirait pourtant surgi de l’atelier d’un designer contemporain. Ici un manteau court ou « haori » de coton dont les motifs découpés ont la grâce d’un collage de Matisse ou d’un dessin de Paul Klee. Là, la force plastique d’une bouilloire de fonte de fer sur laquelle se détache en creux le motif d’une main. Ou bien encore, l’élégance absolue de ce pot médicinal coréen de l’époque Choson (xixe siècle) dont la « modernité » laisse pantois…
Loin d’être recroquevillés sur eux-mêmes, Soetsu Yanagi et ses amis artistes – Kenkichi Tomimoto, Shoji Hamada, Kanjirô Kawai, Keisuke Serizawa, Shikô Munakata, mais aussi le céramiste anglais Bernard Leach – feront rayonner en dehors des frontières du Japon la pensée « Mingei ». Dans un juste retour des choses, des créateurs occidentaux accompliront le voyage dans l’autre sens et découvriront « de l’intérieur » l’identité et l’esthétique nipponnes. Ils ont pour nom Bruno Taut, Charlotte Perriand et Isamu Noguchi.

Questions à... Germain Viatte, commissaire de l’exposition

Pourquoi cette exposition au musée du quai Branly ?
Il m’a d’abord semblé que le Japon n’occupait pas assez de place dans le circuit du musée. C’était aussi une façon d’expliquer la problématique de l’artisanat dans cette culture, qui est très particulière. Au Japon, la dimension spirituelle est essentielle. Cette obsession du sacré se retrouve dans tous les gestes et les objets du quotidien. Même quand ils se sont lancés dans la bataille de la modernisation et de l’efficacité industrielle, les Japonais n’ont pas éradiqué cet héritage. Étudier l’esprit « Mingei », c’est aussi analyser toute cette dimension rituelle. Les objets exposés ne s’isolent pas, il faut les resituer dans un moment d’angoisse, de déperdition de la tradition...

Quel est le propos de l’exposition ?
Ma crainte était de faire une exposition de vaisselle. Or, on n’est pas ici à Sèvres ! C’est avant tout une affaire d’esthétique, d’éthique de la création, un questionnement sur la fin des identités, l’universalité des techniques. Un sujet somme toute très actuel, et même politique.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Esprit Mingei au Japon » jusqu’au 11 janvier 2009. Musée du quai Branly. Tous les jours, sauf le lundi, de 11 h à 19 h, jusqu’à 21 h les jeudi, vendredi et samedi. Tarif : 5 et 7 euros. www.quaibranly.fr

Le design japonais. L’année du 150e anniversaire des relations franco-japonaises, le design japonais est à l’honneur à Paris. Parallèlement au quai Branly, deux autres expositions sont consacrées aux objets made in Japan. La Maison de la culture du Japon présente un design international qui revêt pourtant toutes les caractéristiques des arts décoratifs traditionnels. Dans le souci du détail, vaisselle et montres sont les témoins d’un savoir-faire unique (www.mcjp.asso.fr). De son côté, le musée des Arts décoratifs célèbre la notion de « Kansei » (sensibilité culturelle) qui préside à la création contemporaine (www.lesartsdecoratifs.fr).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°607 du 1 novembre 2008, avec le titre suivant : Le « Mingei » ou la beauté dans l’ordinaire...

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