L’art du jardin s’enracine

De la séduction naturelle à l'amélioration du cadre de vie

Le Journal des Arts

Le 16 mai 1997 - 2554 mots

L’inscription au programme des célébrations de l’an 2000 du thème du jardin consacre l’engouement qu’il suscite depuis peu. L’euphorie médiatique déclenchée par la séduction naturelle des jardins ne doit cependant pas occulter le développement plus général des questions liées au paysage et à l’environnement, qui relèvent, elles, d’une évolution à plus long terme ayant pour objet l’amélioration du cadre de vie de tous.

Depuis quelque temps, l’art du jardin connaît en France et en Europe un emballement spectaculaire. La commune de Chaumont-sur-Loire organise chaque année, depuis 1992, un Festival international des jardins très attrayant, financé par la Région Centre et organisé par le Conservatoire international des Parcs et jardins et du Paysage. L’édition 1997, qui ouvrira ses portes le 14 juin, portera sur le thème de l’eau. À la même date, en Suisse, Lausanne inaugurera un festival similaire, élargissant la problématique du jardin à celle du "paysage urbain". Trente-quatre créations de jardins viendront coloniser pendant quelques mois les places, murs et toitures de la cité, certaines d’entre elles étant appelées à demeurer en place. Commissaire de cette manifestation, Lorette Coen assume le caractère ambigu du projet qui, entre éphémère et permanence, vient brouiller les cartes des stratégies d’aménagement urbain traditionnelles. "Le principe du festival est une manière de faire vite ce qu’autrement nous aurions mis des années à réaliser", explique-t-elle, soulignant par ailleurs que les créations ne sont pas arbitraires mais inspirées par le thème du jardin urbain ainsi que par celui donné par la Ville de Lausanne elle-même.

Autre exemple de ce regain d’intérêt pour les jardins, la Ville d’Orléans vient de débloquer vingt millions de francs pour le réaménagement de son parc floral, d’une superficie de près de trente hectares, qui exposera, entre autres, un grand jardin d’iris et... une serre à papillons. Dernière initiative en date dans ce domaine, l’inscription au programme de la Mission pour la célébration de l’an 2000 de la création d’un jardin par région, ainsi que d’un "jardin pour la France" – sur une idée de l’architecte Paul Chemetov –, qui consistera en la matérialisation de la méridienne de Paris par la plantation d’arbres d’un bout à l’autre du territoire national, glissant ainsi subrepticement de la notion de jardin à celle de paysage. Pour l’historien Jean-Pierre Le Dantec, ainsi qu’il l’explique dans la préface de son ouvrage Jardins et Paysages, ces deux notions sont indissociables, unies dans la culture européenne par une dialectique constante : "C’est elle qui liait, dès l’origine, la source irriguant l’oasis du désert et la source jaillissant au centre des jardins mythiques du Moyen-Orient ou de la Méditerranée ; c’est elle qui a servi de miroir entre la campagne virgilienne – puis pétrarquisante – et les jardins romains, puis quattrocentins (...) C’est elle qui (...) a associé la conception cartésienne d’une nature géométrique infinie aux créations de l’époque baroque". Notre temps ne fait pas exception à la règle : la mode actuelle des jardins n’est qu’une expression, un reflet, de la résurgence des questions paysagères et environnementales d’ensemble, et il serait dommage que l’engouement dont les premiers sont aujourd’hui l’objet en viennent à occulter le développement plus général des secondes, qui reviennent dans nombre de projets d’architecture, d’urbanisme et d’infrastructures. Organisateur d’un important cycle de conférences à la Société française des architectes sur le thème "Suburbanisme et paysage", Sébastien Marot parle ainsi d’"alternative du paysage" comme remède possible à la "crise de la ville".

Parce qu’il est récent et important, ce renouveau de l’art des jardins et des paysages se fait dans une certaine confusion, les épiphénomènes de mode se distinguant mal des évolutions de fond, tandis que de nouvelles institutions (écoles, syndicat), publications (livres et revues), colloques et autres manifestations liées à ce renouveau apparaissent chaque jour, suscitant des débats intenses mais aussi des rivalités mordantes  pour le contrôle de ce secteur en pleine expansion. De ce point de vue, la séduction propre aux jardins est une arme comme une autre pour attirer à soi un public, mais aussi des décideurs, toujours plus nombreux, même si elle ne saurait prétendre constituer à elle seule une véritable politique d’aménagement.

Les récents démêlés de la Ville de Paris avec les associations de quartier pour la conception de ses différentes Zac (auxquelles il était reproché, entre autres, le manque d’espaces verts, mais aussi, plus largement, le manque d’égard pour le "patrimoine affectif" des Parisiens), les difficultés rencontrées par la SNCF pour imposer le tracé du TGV Sud-Est, le débat sur la pertinence paysagère du gigantesque viaduc de Millau, survolant sur plus d’un kilomètre la vallée du Tarn à près de trois cent mètres d’altitude (!), sont autant d’exemples qui démontrent, s’il le fallait, que les questions paysagères outrepassent aujourd’hui largement la seule question de la floraison de nos cités même si, ensemble, elles témoignent d’une évolution globale. Doit-on pour autant discerner dans celles-ci les symptômes annonciateurs d’une révolution culturelle ou, au contraire, n’y voir que la reformulation d’un questionnement cyclique, où l’homme de son temps, des Bucoliques de Virgile à l’écoumène d’Augustin Berque en passant par le naturalisme romantique de Jean-Jacques Rousseau, réinterroge sa culture du point de vue de la représentation qu’il se donne de la nature, en partie – mais en partie seulement – à travers l’art des jardins ? Jean-Pierre Le Dantec situe l’apparition en Europe de la notion de paysage vers les XVe-XVIe siècles, quand se substitue progressivement une vision moderne, scientifique, du monde à l’ancienne perception religieuse.

Ainsi, dans le domaine de la peinture, l’apparition des premiers paysages est contemporaine de l’invention de la perspective, qui "objectivise" la réalité et émancipe alors l’art pictural de sa seule fonction liturgique. La notion de "paysage remarquable" présuppose en outre un principe d’élection par lequel un site n’est distingué "qu’à partir du moment où l’homme, inscrit dans une culture donnée à une époque précise, l’a reconnu comme tel". Dans ce sens, le vingtième siècle serait caractérisé par la découverte progressive de la complexité des nouveaux paysages produits par la civilisation urbaine. "Tout l’effort technique du siècle s’est employé à faire table rase, à utiliser le territoire comme un support amorphe où pourraient se déployer librement toutes les stratégies d’aménagement. L’outillage dont nous disposons est si violent qu’il n’a plus à négocier son effort avec le site ; il peut tout rectifier, tout géométriser, tout homogénéiser", explique Michel Corajoud, paysagiste et enseignant à l’École du paysage de Versailles et, à ce titre, l’un des protagonistes les plus influents du renouveau paysagiste français de ces vingt dernières années. Pourtant, ce dernier veut croire, et c’est ainsi qu’il justifie l’impulsion initiale de son propre travail au début des années soixante-dix, qu’"il n’y aurait pas de crise de l’environnement mais une crise de notre position par rapport à lui. Ce ne seraient pas les paysages qui se désagrégeraient mais notre désir d’y être inclus".

Cet espoir dans la possibilité de retrouver un accord avec le paysage contemporain est sans doute l’une des sources les plus sûres du renouveau paysager et jardiniste actuel. Il s’agirait de corriger notre regard et de retrouver le sens du paysage, afin que les grandes opérations d’aménagement ne soient plus de simples tables rases. Dans ses Variations paysagères, le philosophe Pierre Sansot définit bien le "paysagisme" d’abord comme un art du regard et de la sensibilité : "Le maître en paysage aura le sentiment qu’il n’est pas seulement un aménageur et disposera d’une sorte de tradition, à l’égal de l’écrivain qui trouve une suite inspirante dans les auteurs qui l’ont précédé dans le temps. Il y a bien là une sorte de langue (le paysage préalablement donné, nda) qu’il faut d’abord aimer, dont on a le devoir d’entendre les intonations. Cet art d’entendre et d’aimer ne dispense pas de l’imagination créatrice et de tous les savoir-faire nécessaires, et d’une réflexion théorique. Mais tous ces instruments, même affûtés au plus fin, au plus juste, au plus rigoureux, risquent d’être en porte-à-faux sans cette capacité exceptionnelle d’être affecté par ce que l’on voit. C’est cette sensibilité (qui d’ailleurs s’éduque et s’affine) qui distingue l’art du paysage." Ainsi, avant de se définir comme discipline de projet, l’art du paysage se caractérise par un souci, une empathie initiale pour le paysage donné. Le projet sera autant un acte de création qu’un moyen de retrouver la mémoire du lieu, son genius loci. Le paysagiste Alexandre Chemetoff parle ainsi de "discipline relative". "Je suis paysagiste, explique-t-il, mais j’essaie de ne pas faire du paysage".

Stratégies ornementales
Pour Alexandre Chemetoff, il ne s’agit pas de créer in abstracto de nouveaux paysages, mais de faire en sorte que les stratégies d’aménagement qu’il coordonne soient globalement traversées par le souci de faire réapparaître, à travers le projet, l’intelligibilité des lieux liée à leur histoire. D’où une certaine défiance vis-à-vis de la vogue actuelle des jardins, telle qu’elle se manifeste en particulier dans le Festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire, qui réduit, au moins en apparence, le souci paysager à des stratégies ornementales. Pour son étude sur la vallée de la Bièvre, Alexandre Chemetoff revendique une véritable stratégie d’aménagement, et non seulement d’embellissement : "La lecture des traces et des signes successifs de l’occupation de ce paysage apporte une autre perception, non plus visuelle mais formée conjointement par l’histoire et la géographie. Elle oriente la stratégie du projet. Projets de jardins, de quartiers, de bâtiments, d’infrastructures s’envisagent alors comme des projets de transformation. (...) Savoir qu’il n’y a pas de page blanche, de lieux abstraits de leur contexte induit une règle de travail : chaque projet est situé, fondé, se tient là, ici, à côté de...". Le travail de Michel Desvigne et Christine Dalnoky, formés à l’École de Versailles, premiers paysagistes lauréats de la Villa Médicis, s’inscrit également dans ce courant de pensée qui conteste le fait de réduire aux seuls jardins l’apport de la pensée du paysage. "Il  serait étrange de concevoir un joli paysage", explique Michel Desvigne pour justifier le minimalisme de leurs interventions. Leurs projets relèvent en effet toujours de l’insertion extrêmement subtile d’un artefact à l’intérieur de processus naturels plus larges, caractéristiques du "grand paysage".

Une succession de digues
Pour le projet d’un vaste hôtel conçu par Renzo Piano – avec lequel ils collaborent régulièrement – dans la baie de Sistiana, sur la côte Adriatique du nord de l’Italie, ils proposent une succession de digues venant jouer et révéler les mouvements de la marée. De même, pour le projet de l’usine Thomson de Guyancourt – également conçu par Renzo Piano –, ils implantent plusieurs strates d’arbres à croissance plus ou moins rapide, qui trouveront leur plein épanouissement à court, moyen et long terme, afin d’insérer le paysage proche des parkings de l’usine dans celui, plus lointain, de la plaine de Saint-Quentin. Ce faisant, Michel Desvigne et Christine Dalnoky n’inventent rien, tout juste s’inscrivent-ils avec précision dans la grande tradition paysagère classique, telle que la définissaient, en 1708, Dezallier d’Argenville et Leblond dans leur célèbre traité La théorie et pratique du jardinage  : "Il faut, en plantant un jardin, considérer qu’il doit plus tenir de la nature que de l’art. (...) Il y a des jardins où vous ne voyez que des choses extraordinaires, gênées, hors du naturel. (...) Cette affectation le doit céder à la noble simplicité". De son côté, créateur du plus grand des jardins du Festival de Lausanne, Gilles Clément adopte une position plus littéraire dans le débat jardin/paysage. Ingénieur horticole de formation, il assume son statut de "jardinier". Pour lui, paradoxalement, l’idée de jardin englobe le paysage. Il rappelle que dans l’histoire, les jardins, idéalisation paradisiaque du rapport homme/nature, ont toujours été l’espace d’élection du meilleur de la culture d’une époque. Or, selon Clément, le meilleur de notre époque c’est l’"avènement écologique" induit par la découverte de la finitude de la planète, qui implique la reconnaissance et la préservation des mécanismes biologiques régissant le monde végétal. Aussi, pour la création de ses jardins, s’inspirant des mécanismes naturels et des friches sauvages dans lesquelles le développement des végétaux obéit à des interactions complexes – avant de se stabiliser à un stade appelé "climax" –, développe-t-il le concept de "jardin planétaire".

Dans le parc André-Citroën, à Paris, il propose ainsi un "jardin en mouvement" qui met en scène la dynamique de croissance des végétaux, juste aiguillée par quelques interventions avisées des jardiniers, tandis que dans le parc Henri-Matisse d’Euralille, il propose, entre autres choses, la reconstitution symbolique d’une "forêt climacique", dont la croissance n’aurait obéit qu’à ses propres lois. Enfin, à Lausanne, il reprend également le thème du jardin en mouvement. Sur les talus, larges de huit à dix mètres, bordant les voies du "plus petit métro du monde" reliant le lac au centre-ville, Gilles Clément projette de grandes plages triangulaires de "prairie fleurie", sorte de gazon sauvage et hétérogène qui nécessitera un entretien sélectif de la part des jardiniers communaux. D’autres paysagistes se sont davantage spécialisés dans la conception de jardins, privés ou publics. Laure Quoniam, paysagiste française formée aux États-Unis, mais aussi peintre à ses heures, propose de très jolies créations pour des clients privés comme Jean-Paul Goude ou Christian Clavier. Elle puise son inspiration dans l’histoire universelle des jardins, les références aux traditions française, japonaise, anglaise, voir arabo-musulmane étant nombreuses, quoique toujours discrètes et de bon goût. De son côté, Kathryn Gustafson, paysagiste américaine formée à l’École de Versailles, revendique une inspiration plus contemporaine pour la création de ses projets, les références formelles au Land Art étant particulièrement fréquentes.

Le "jardin imaginaire" qu’elle a conçu pour la ville de Terrasson-La-Villedieu est sans doute son projet le plus achevé. Sur un site de six hectares à flanc de coteau surplombant la vieille ville, elle propose ainsi un florilège de références "aux plus beaux jardins du monde", parmi lesquels le visiteur, après avoir acquitté un droit d’entrée, pourra s’enchanter en découvrant l’Axe des vents, la Perspective, les Jardins élémentaires, la Serre, l’Amphithéâtre, le Jardin d’eau, le Tracé éphémère... Lancé par le maire dans le but de mieux faire connaître sa commune et de drainer vers elle de nouvelles ressources financières, ce projet participe à sa façon de la transformation des anciens paysages agricoles en paysages touristiques.

L’École nationale supérieure du Paysage de Versailles
Fondée en 1976, l’École de Versailles, doyenne des écoles du paysage françaises, est à l’origine du renouveau paysagiste actuel. Implantée dans les bâtiments du potager du Roi, créé en 1678 par le jardinier Jean-Baptiste de La Quintinie, elle est née d’une scission avec l’École nationale d’Horticulture qui, jusqu’en 1976, ne proposait qu’un département consacré au paysage. C’est néanmoins au sein de celui-ci qu’au début des années soixante-dix furent posés, notamment par Michel Corajoud et Bernard Lassus, les premiers jalons de ce qui allait devenir plus tard "l’École du paysage français", se distinguant par l’élaboration de stratégies paysagères globales et le refus de toute tentation décorative. Elle s’adresse à des étudiants de niveau Bac 2 auxquels elle délivre, après un concours d’entrée et quatre années d’études, un diplôme de paysagiste DPLG (diplomé par le gouvernement). L’enseignement est global, réparti en cinq départements : Projets, Arts plastiques, Écologie, Sciences humaines, Gestion-programmation-construction. En outre, elle possède un département de formation continue – l’École française des jardins –, qui propose dix cycles annuels de cours pratiques et théoriques sur l’art du jardin, adaptés à la fois aux demandes d’intiation des amateurs passionnés et à la volonté de spécialisation de professionnels venus d’origines diverses. Son directeur est Jean-Baptiste Cuisinier.

De pages en paysages
Livres 
- Gilles Clément, Le jardin en mouvement, de la Vallée au Parc André-Citroën, Paris, Sens et Tonka, 1994, 87 p.
- Marc Augé, Non lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, 159 p.
- Charles Beveridge et Paul Rocheleau, Frederick Law Olmsted. Designing the American Landscape, New York, Rizzoli, 1995, 276 p.
- Michel Viard, Les fleurs du monde, Paris, Hatier, 1995, 240 p.
- Roy Strong, L’art des petits jardins, Paris, éditions du Chêne, 1995, 144 p.
- Arc en rêve, centre d’architecture, Yves Brunier, Landscape Architect, paysagiste, Bordeaux, 1996, 127 p.
- Jean-Pierre Le Dantec, Jardins et paysages, Paris, Larousse, collection "Textes essentiels", 1996, 635 p.
- Pierre Sansot,Variations paysagères, Paris, Klincksieck, 1983
- Augustin Berque (ouvrage collectif), Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994
Revues
- Le visiteur, Pages-paysages, Paysage et aménagement, Daidalos, Faces, Topos
Cycle de conférences
- "Territoires, aménagements, déménagements", un lundi sur deux, au Pavillon de l’Arsenal, 21 bd Morland, 75004 Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°38 du 16 mai 1997, avec le titre suivant : L’art du jardin s’enracine

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