Art moderne

La petite musique de Ciurlionis

Par Frank Claustrat · L'ŒIL

Le 1 novembre 2000 - 1894 mots

PARIS

Il était peintre et son œuvre hésitait entre symbolisme et Art Nouveau. Il était également musicien et précéda Schoenberg dans la voie du « constructivisme musical ». Nombre de ses toiles oscillent entre peinture et musique. Elles portent d’ailleurs les titres évocateurs de Paysages musicaux ou Sonate du printemps. Son nom n’est connu que de rares amateurs qui le prirent longtemps pour l’inventeur de l’abstraction. Le Musée d’Orsay se penche en novembre sur ce Lituanien : M. K. Ciurlionis.

À sa femme Sofija, Ciurlionis écrit en 1908 : « Mon désir de peindre est si fort que je ne peux le freiner. Je peins dix heures durant et même davantage. Je perds toute notion de temps et d’espace, et je voyage à travers les horizons d’un monde imaginaire. C’est un monde plutôt étrange, mais je m’y sens bien. » Comme le suggère cette déclaration tardive, les principales peintures de Mikalojus Konstantinas Ciurlionis (1875-1911) sont réalisées au cours de six années de création endiablée, entre 1903 et 1909. Ensuite, l’artiste halluciné qu’il était devenu, à bout de forces, s’effondre, terrassé par une pneumonie, âgé à peine de 36 ans. L’histoire de cet artiste solitaire avait pourtant commencé sous de bons augures. Son enfance se déroule paisiblement à Varéna, une petite ville du sud du pays, située dans la province russe de Kaunas, et à Druskininkai, une station estivale à une cinquantaine de kilomètres de là. Son père, organiste, l’initie très tôt au piano, et dès son adolescence, la musique devient une passion envoûtante et déterminante : « La musique est la messagère de Dieu, dit-il, envoyée pour émouvoir les cordes les meilleures et les plus sensibles de notre âme, pour calmer les cœurs lassés des tourments de la vie et les purifier de la fausseté, du vice, de la jalousie et de la haine. La musique est une géante qui nous parle sans mots de Dieu et des anges. » Remarqué par ses dons musicaux exceptionnels, Ciurlionis reçoit des leçons à l’École de musique du prince Michal Oginski, à Plungé et, au terme de quatre ans d’études, il commence à composer. L’intérêt que porte Ciurlionis pour les « mystères cachés de l’univers » remonte toutefois à son entrée, en 1894, au Conservatoire de Varsovie, encore sous le charme de la musique « aérienne » des mélodies vaporeuses de Chopin. Jusqu’en 1899, c’est là qu’il se familiarise aussi avec les théories astronomiques extravagantes de Kant, de Laplace et de Camille Flammarion, et qu’il s’initie à la philosophie orientale, notamment indienne (de Rabindranath Tagore), à l’histoire antique (égyptienne et sémite), ainsi qu’à diverses sciences, de la cosmographie à la botanique. Mais, de cette époque, datent d’abord l’emprise des grands mystiques (Swedenborg et Böhme) et son attraction pour l’occultisme, une croyance à l’existence de réalités suprasensibles perceptibles par la musique, la peinture, l’ésotérisme, le spiritisme et l’hypnotisme (qu’il pratiquera), et même l’hermétisme et l’illuminisme, attraction fondamentale qui explique en grande partie son œuvre. Son horizon littéraire s’élargit encore avec Dostoïevski, Poe, Wilde, Nietzsche, Ruskin et Wundt. Pour son examen final au Conservatoire, Ciurlionis présente une cantate pour chœur et orchestre, De Profundis, deux ans avant son premier poème symphonique, Dans la forêt. De l’automne 1901 au printemps 1902, il reprend ses études musicales au Conservatoire de Leipzig, la ville « romantique » de Bach, de Wagner, de Berlioz et de Strauss. Il est l’élève du pianiste Carl Reinekee et du chef d’orchestre Salomon Jadassohn. Parallèlement, des visites au Musée des Beaux-Arts qui le forment à la peinture symboliste, complètent à l’Université, des conférences d’esthétique et de psychologie. De retour à Varsovie, il entame son deuxième poème symphonique La Mer (1903-1907). L’automne 1904 marque un tournant décisif : c’est l’année de création de Sefaa Esec, pour piano, cycle de variations sur neuf sons présentés dans un ordre strictement identique ; Ciurlionis précède ainsi Arnold Schönberg dans la voie du constructivisme conceptuel en créant un style polyphonique, mais également l’année de son entrée à l’École des Beaux-Arts de Varsovie, dont le directeur est un compatriote, Kazimierz Strabowski, peintre reconnu pour son adhésion au mysticisme. Dorénavant, l’interaction et la synthèse des formes d’expression musicale et picturale en vue d’aboutir à un art unique devient son souci principal.

Préludes, fugues et sonates
Ciurlionis tente de mettre en évidence la musicalité de ses œuvres réalisées au pastel et à la tempera, en leur donnant des titres musicaux, les Préludes et Fugues, ou encore les Sonates. Sa méthode consiste à appliquer certains principes musicaux à la toile : contrepoint, développement mélodique, répétition, progression chromatique, temps. L’iconographie privilégiée par Ciurlionis est alors dominée par des paysages empreints de mélancolie (Sérénité), et rejoint sensiblement les propos tenus par le théosophe Joséphin Péladan, dès 1894, dans L’Art idéaliste et mystique : « Le paysage doit susciter une légende presque musicale : effet de tristesse vespérale, effet de joie méridienne, effet de langueur estivale. » « J’aimerais créer une symphonie à partir du clapotis des vagues, du langage mystérieux d’une forêt millénaire, du scintillement des étoiles », affirme Ciurlionis quelques années plus tard. En essayant d’unir la couleur et le son dans ce qu’il appelait « la peinture musicale », Ciurlionis devient en quelque sorte le pionnier du Musicalisme, un mouvement esthétique qui ne sera dogmatisé que trente ans plus tard par le peintre Henri Valensi.

Du Cosmos à l’Éden
Avant même d’entreprendre un voyage sur les bords de la Mer Noire et du Caucase durant l’été 1905, Ciurlionis commence à peindre La Création du monde, série composée de treize œuvres retraçant partiellement les différentes étapes des origines de l’univers. « Ce sera (...) non pas le monde tel que le raconte la Bible, mais un autre monde, fantastique », écrit-il à son frère dès le mois d’avril. Un monde au-delà du réel, féerique, cent fois plus exubérant que les sages paradis promis par les religions. Pêle-mêle, on peut y retrouver la main du Dieu créateur qui jaillit du néant, ne mettant encore en place aucune substance matérielle et, au deuxième jour, la séparation des eaux inférieures du firmament. Plus étonnante est la naissance de la lumière, vaste tourbillon de matière céleste, telle une nébuleuse entraînant le gaz et les poussières : un fond diffus cosmologique, vestige refroidi du rayonnement émis par l’univers naissant il y a 15 milliards d’années, ou l’image subliminale du passé le plus reculé de l’histoire cosmique. L’espace-temps entre plus clairement dans le jeu avec la naissance d’une galaxie-spirale, autour de son centre de gravité, éclairée d’étoiles embryonnaires et de planètes, en un majestueux mouvement de rotation. Enfin, l’ébauche de créatures évoque peut-être le peuplement de la terre, de la mer et de l’air. Selon Ciurlionis, le jardin du paradis symbolise idéalement le centre du cosmos. Il le représente soit comme un paysage hyperboréen, composé des eaux et des glaces primordiales, stagnantes, d’où émergent de hauts et élégants lotus blancs, illustrations de la toute première apparition de la vie, soit comme une nature sauvage luxuriante, où les formes végétales et minérales (des pivoines géantes arborescentes ouvrant leurs corolles à l’aube entre des arbres serrés plus grands encore et plantés sur des rochers d’ambre jaune doré) cachent une immense cascade d’eau, emblème du mouvement perpétuel. Allégorie d’une vitalité primitive, cette reconstitution extraordinaire des extrêmes de l’univers et du fond des océans vus à la loupe est une ultime version poétique des préoccupations symbolistes de l’époque. De l’astronome Paul Henry (1848-1905) à l’écrivain Jules Verne (De la Terre à la Lune, 1865, Vingt mille lieues sous les mers, 1870), en passant par H. G. Wells (La Machine à explorer le temps, 1895), chacun, à l’instar des spirites fin de siècle, s’adonne à la mode de « l’extraterrestre ». Par exemple, la végétation tropicale et aquatique décrite dans les ouvrages de Victorien Sardou et illustrée par Ciurlionis, évoque parfaitement les récits antérieurs d’un roman d’anticipation de Cassiopée de Charlemagne-Ischir Defontenay (1819-1856), Star ou Psi, sous-titré Histoire merveilleuse de l’un des mondes de l’espace. Dans L’abîme de l’Anglais Wells, publié en 1896, la végétation des mondes inconnus agence des paysages insolites similaires : « Parmi les cavités inférieures, des végétations crinoïdes étendaient leurs tentacules, et de grandes, sveltes et fragiles éponges surgissaient comme des minarets brillants et comme des lis de lumière membraneuse. » Même rêverie hallucinante chez le Belge J. H. Rosny, dans La contrée prodigieuse des cavernes (1896) : « Les rives, d’abord fort étroites, s’élargirent. Une très pâle, très frêle végétation filamenteuse apparut, espèce de lichen barbu et de mousses filiformes et dessina des jardins d’argent mat, des fourrés de filigranes couleur de chanvre, de pâturages blanc. » Deux œuvres complètent la série de paysages peinte par Ciurlionis : Étincelles, 1906 et Éclairs, 1909. Le premier est un paysage nocturne chargé de brume illuminée de lueurs incandescentes, autres forces actives de la nature. Le second montre des océans tumultueux au-dessous d’une épaisse atmosphère zébrée d’éclairs violents propice, une fois encore, à la genèse de la vie.

Une quête d’absolu et de liberté
En 1909, Ciurlionis expose à Saint-Pétersbourg des œuvres grandioses, complexes et mystérieuses, telles que Sonate n°6, Sonate des Étoiles, Allegro, et Rex, qui illustrent sa fascination des espaces intersidéraux. Les tableaux représentent, entre autres, l’union immémoriale de l’homme et du cosmos. Comme dans Les Terres du Ciel, de Camille Flammarion, Ciurlionis imagine un voyage d’ordre spirituel vers d’autres mondes. Il s’agirait d’un voyage initiatique à travers l’immensité de l’univers, où les âmes, bercées par la « musique des sphères », atteindraient enfin la Jérusalem Céleste. Dans Rex, le parcours se veut ascensionnel grâce à la superposition des quatre sphères reliées entre elles par « la force qui gouverne l’univers », représentée ici par deux trônes vus en transparence. On observe également la présence des quatre éléments (l’eau, l’air, le feu, la terre), des plantes et des comètes, ainsi qu’une myriade d’anges, tous tirés des récits de Camille Flammarion, notamment dans son Uranie (1889), où il est encore question de voyages psychiques à travers l’univers et les mondes, de réincarnations et de résurrections d’êtres disparus. Ce curieux syncrétisme de mysticisme et de scientisme, on le retrouve chez l’écrivain russe Nikolaï Federovitch Fedorov qui, dans les années 1880, publie à Moscou une série d’articles sur « L’Avenir de l’Astronomie » et la « Nécessité de la Résurrection ». Il écrit : « Pour les hommes de la Terre, les mondes de l’Espace abriteront les maisons de leurs ancêtres, et ces mondes seront accessibles aux ressuscités et à ceux qui ressusciteront. L’exploration de l’Espace intersidéral signifie la recherche de ces mondes habitables, et la préparation de ces maisons. »
La possibilité de passer d’un monde à un autre relève apparemment du fantastique, mais elle n’a, peut-être, que l’apparence d’une fiction. Car si parfois l’anticipation est un libre jeu d’imagination qui n’a sa fin qu’en lui-même, il arrive très souvent qu’elle se charge de toute une signification morale, sociale, philosophique, qu’elle soit même un enseignement. Dans le contexte politique des nationalismes, la volonté d’un tel passage menant à la naissance d’une société idéale où les droits des peuples seraient rétablis, est omniprésente au sein des populations opprimées par l’empire tsariste, surtout depuis la Révolution de 1905. La « conquête de l’espace » dont rêve Ciurlionis ne pourrait-elle pas signifier aussi sa lutte contre la russification et pour l’indépendance de la Lituanie ?

- PARIS, Musée d’Orsay, 8 novembre-4 février, cat. éd. RMN, 208 p., 147 ill., 190 F.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°521 du 1 novembre 2000, avec le titre suivant : La petite musique de Ciurlionis

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