Art moderne

Centre Pompidou

La colle de Kurt Schwitters

De la peinture au collage et retour, un demi-siècle de modernisme

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1995 - 800 mots

Kurt Schwitters restait, jusqu’à ce jour, si mal connu en France que la présente rétrospective constitue nécessairement un événement. Toujours en marge des avant-gardes constituées, le créateur de "Merz", maître du collage, a eu une grande influence que l’on peut désormais mieux évaluer.

PARIS - "Schwitters, écrivait Jean Arp en 1956, se délectait littéralement de la colle et c’est avec elle qu’il réalisait ses miracles, ses collages. Et tout ce qui tombait, se cassait, se brisait en mille morceaux, ressuscitait dans les mains de Schwitters." Ivre du "parfum aigre de la colle", le créateur de "Merz" n’a cessé, de 1918 à 1947, de réparer les rebuts, les débris du monde, et de recoller les morceaux d’une histoire qui l’excluait autant qu’il avait rêvé de la dominer en en fréquentant consciencieusement les marges.

Visiteur émerveillé des décharges, visionnaire de l’impuissance et de la misère érotique, entrepreneur éclectique, Kurt Schwitters a été tout autant victime du nazisme que de son incapacité à trouver un centre à son œuvre. Réparer, réparer toujours, Sisyphe qui voulut, de Hanovre à l’exil norvégien, tromper la mort, il détourna la technique cubiste du collage qui avait bouleversé l’espace pictural pour en faire l’instrument d’une restauration. Inconsolable, il a répété avec, d’un tableau l’autre, une modestie grandissante, le même geste de restauration et de dépit.

Le siècle de Freud
L’art moderne s’est fait une spécialité des généalogies. Si Schwitters peut légitimement faire valoir ses droits en paternité, il faut alors – témoignage ultime de son importance cruciale – relire le siècle, comme s’y emploient dans le catalogue Serge Lemoine, commissaire de l’exposition, et Rudi Fuchs. Le XXe serait alors une époque qui s’effraie de ses audaces, multiplie les dénégations, ne détruit que sous la contrainte de la nostalgie et sous réserve de pouvoir transformer les contradictions en ambiguïtés ornementales.

Un siècle désemparé que la question de la peinture mène par le bout du nez. Poète, "performer", typographe, publiciste ("créateur publicitaire"), Schwitters demeure un peintre impressionniste dans ses œuvres "Merz" tout autant que dans ses tableaux norvégiens. La structure conventionnelle dans laquelle il intègre avec soin ses papiers découpés ou ses objets trouvés le maintient à la surface de la modernité. Stockant dans son Merzbau déjections, impuretés et fantasmes, partagé entre le désir de les sublimer et celui de les purifier, il incarne mieux qu’aucun autre le siècle de Freud, et il n’est pas surprenant qu’il ait été aussi abondamment copié, imité, détourné à son tour.

Dans cette perspective, il est difficile d’éviter la comparaison avec Marcel Duchamp. Tandis que Schwitters persiste à produire et reproduire, l’auteur du Grand Verre  laisse faire le hasard, trouve à l’inachèvement une raison d’être, et se refuse à restaurer. Duchamp élabore un mythe qui lui est propre quand, confronté aux mêmes impératifs et limites, Schwitters consacre le primat de la répétition qui concorde avec son volontarisme.

"L’art, écrivait-il en 1926, survivra toujours, avec la même fraîcheur, puisqu’il s’agit du résultat d’une pulsion dont le pourcentage restera inchangé." L’exposition rend compte avec patience et exaustivité (seules quelques œuvres n’ont pu être présentées ici) de ce taux élevé de créativité enjouée que les drames ne semblent pas affecter. L’art étant nature, comme il le soutenait, il était parfaitement légitime que son œuvre s’attache à exclure le vide, à reconstituer dans la continuité un espace viable, et exalte, sans se l’avouer jamais, la beauté éternelle.

Rétrospective Kurt Schwitters

Centre Georges Pompidou, jusqu’au 20 février. Elle sera ensuite présentée à Valence (Espagne) du 6 avril au 18 juin, et au Musée de Grenoble, du 16 septembre au 27 novembre. Catalogue sous la direction de Serge Lemoine, co-édition RMN/Centre Pompidou, 400 p., 390 F.
Les éditions Ivrea publient, sous le titre I, Manifestes théoriques et poétiques, un choix de textes de Kurt Schwitters traduits par Marc Dachy et Corinne Graber (128 p., 80 F), ainsi que, présentés et traduits par les mêmes, Anna Blume, Poèmes (96 p., 70 F).

Les affiches qui incitent le passant à visiter l’exposition Kurt Schwitters l’assurent qu’il fut "la cible préférée d’Adolf H.". Schwitters ne fut certainement pas le seul à souffrir des rigueurs du régime nazi, qui avait regroupé, sous le terme d’art dégénéré, la quasi totalité des artistes modernes de l’époque et, par des expositions et des autodafés, avait cherché à l’éradiquer. Cet épisode symptomatique de la violence nationale-socialiste ne doit certainement pas être oublié.
Pourtant, utiliser avec une telle familiarité le patronyme du dictateur à des fins de propagande publicitaire a de quoi surprendre. "Hitler était un monstre, or il détestait Kurt Schwitters, donc Schwitters est un grand artiste" : tel est le syllogisme auquel le passant est prié d’adhérer. L’argument serait seulement dérisoire (Hitler critique d’art), s’il ne reflétait aussi les dérives absurdes de la correction politique qui, sous le manteau, donne au nazisme un pernicieux pouvoir de légitimation.

D’après Kuuurrrrt !!! Schwitt’ers

Après le festival Nouvelles Scènes de Dijon, le Théâtre de la Cité Internationale donnait fin novembre à Paris "Le K de E", spectacle oscillant entre danse et théâtre, d’après l’œuvre de Kurt Schwitters. Mis en scène par Xavier Marchand sur une chorégraphie d’Olivia Grandville, il empruntait de nombreux aspects à l’œuvre de l’artiste dada, la chorégraphie transposant des gestes vifs empruntés au quotidien, dans un désordre très stimulant. Les comédiens/danseurs dépensaient toute leur énergie à mettre en relief cette poésie très sonore. Traversant l’espace scènique en diagonale en scindant les onomatopées du langage Merz, ils parvenaient avec un minimum de moyens à saturer l’espace de leur tohu-bohu. Seule ombre à ce collage périlleux et plutôt réussi, une dernière partie volontairement plus plastique que gestuelle. Des formes en carton traversaient alors la scène accumulant des références à l’espace pictural trop appuyées. La revigorante cacophonie perdait alors un peu son charme musical initial.
La même compagnie donnait du 14 au 18 décembre une autre version de ce spectacle, "Beaucoup de colle" préconise Kurt Schwitters, dans le cadre de la rétrospective organisée par le Centre Georges Pompidou, davantage basée cette fois sur les textes de Schwitters, et sur un jeu plus improvisé.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°10 du 1 janvier 1995, avec le titre suivant : La colle de Kurt Schwitters

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