Art contemporain

La céramique tout feu, toutes flammes

Par Anne-Charlotte Michaut · L'ŒIL

Le 20 décembre 2021 - 1129 mots

À Paris, Sèvres et Lyon, plusieurs expositions et commandes passées à des artistes confirment le regain d’intérêt porté aux arts du feu.

C’est un imposant amoncellement de rebuts de porcelaine qui nous accueille dans l’exposition « Les flammes » au Musée d’art moderne de Paris. Monument, l’installation réalisée par Clare Twomey, donne immédiatement le ton du projet : il s’agit de déconstruire nos a priori associés à la céramique – sa dimension artisanale, décorative et fonctionnelle. Cette exposition est le troisième et dernier volet d’une trilogie consacrée au décloisonnement entre art et artisanat : après la tapisserie (« Decorum », en 2013-2014) et le bijou (« Medusa », en 2017), c’est donc au tour de la céramique de voir sa dimension artistique consacrée par le Musée d’art moderne de Paris.

Le renouveau des traditions

Depuis une quinzaine d’années, la céramique connaît un regain d’intérêt certain, et s’est progressivement affirmée comme un médium incontournable de la création contemporaine. Dans une société toujours plus dématérialisée et hyperconnectée, on observe un véritable retour à l’objet, au matériel et aux origines de la création et de l’humanité. La céramique s’affirme comme le médium de prédilection de ce retour aux sources, et offre aux artistes contemporains un terrain d’expérimentation inépuisable, par la réinterprétation de formes traditionnelles et de techniques ancestrales ou l’exploration du hasard et des aléas inhérents à la cuisson. Ainsi, Annette Messager, Ulla von Brandenburg et Hélène Delprat ont été invitées par la Manufacture de Sèvres à s’essayer à la technique exigeante de la peinture pour décorer, chacune, six formes de vases de Sèvres. Après une cuisson de grand feu exceptionnelle dans un four à bois du XIXe siècle, les artistes ont découvert, en novembre dernier, le résultat – splendide – de leurs expérimentations. Ces créations témoignent de la double dimension, à la fois ancestrale et contemporaine, de la céramique.

Un des plus anciens médiums artistiques, la céramique s’affirme aujourd’hui comme une « expression de l’évolution sociale du goût et des usages » (Fabrice Hergott). Ainsi, c’est par une approche transhistorique et anthropologique qu’Anne Dressen, commissaire des « Flammes », appréhende la céramique au Musée d’art moderne. Structurée en trois temps (techniques, usages, messages), l’exposition envisage la céramique « comme un processus, un objet performatif et relationnel engagé dans le faire, l’échange, ou encore la diffusion d’idées avant-gardistes ». Mêlant des objets anciens et anonymes (vénus préhistoriques, figurines Tang…) à des œuvres d’artistes modernes et contemporains (Paul Gauguin, Cindy Sherman, Jean Girel, Natsuko Uchino…) ainsi que des productions historiques (de Bernard Palissy, Manufactures nationales…), « Les flammes » déconstruit méticuleusement nos idées préconçues à travers de multiples échos et résonances entre différentes époques et contextes.

La céramique est en effet pensée comme un « objet collectif, culturel et signifiant », qui « touche au politique ». Un « art de la résistance » en somme. Parmi les nombreuses coïncidences que la commissaire s’est plu à mettre en évidence, nous retiendrons celle qui lie le célèbre Dinner Party de Judy Chicago (1974-1979, États-Unis), des médaillons-portraits en grès réalisés par le couple JJ Lerat en 1951 pour la façade d’un internat de jeunes filles à Bourges, ainsi qu’un service de table réalisé par deux membres du Bloomsbury Group en Angleterre dans les années 1930. Ces trois projets, réalisés dans des pays différents et à plusieurs décennies d’écart, sont à la fois « pleinement engagés dans l’association de l’art et du craft » et « rendent hommage à des femmes systématiquement écartées de l’histoire dite “officielle” pour pallier leur manque de reconnaissance. » Cette « généalogie improbable et fortuite » est un très bel exemple de la puissance évocatrice et de l’adaptabilité de la céramique, ici pleinement engagée dans ses différents contextes de création tout en étant le support d’une revendication dépassant largement ces mêmes contextes.

Jean Girel, "Bol"

Figure incontournable de la céramique en France, Jean Girel (né en 1947) s’est passionné pour la céramique de la dynastie Song (Chine, Xe-XIIIe siècle), dont la découverte lui a révélé sa vocation. Depuis plusieurs décennies, il s’intéresse notamment aux bols tenmoku. Si leurs formes sont simples, ces bols utilisés pour la consommation rituelle de thé se reconnaissent à leur émail sombre irisé et tacheté de brun, dont la technique originelle est encore teintée de mystère. Le céramiste et maître d’art a également énormément écrit sur le médium, élabore des recettes d’émaux, confectionne des outils et conçoit même, depuis plus de trente ans, ses propres fours.

Hélène Delprat, Annette Messager et Ulla von Brandenburg à Sèvres

Une même forme, trois univers singuliers. Ces vases Charpin, ainsi que cinq autres formes de Sèvres, ont été offerts comme des « pages blanches à la créativité d’Hélène Delprat, d’Annette Messager et d’Ulla von Brandenburg » par la Manufacture de Sèvres. Chaque création est inédite et unique. La technique de la peinture ne laisse aucune place à l’erreur en ce que le dessin pénètre immédiatement la matière encore poreuse. Les artistes ont découvert leurs œuvres à la sortie du four le 16 novembre 2021, non sans cacher une certaine surprise face à quelques transformations inattendues advenues pendant la cuisson de grand feu, aléas qui participent de la magie de l’expérience.

Simone Leigh, "Village Series"

Dans la troisième partie de l’exposition « Les flammes », plusieurs pièces peuvent s’apparenter à ce qu’on appelle le craftivisme (contraction de craft et activisme). En témoigne cette œuvre de Simone Leigh (née en 1968), issue de la récente série Village, qui s’inspire de la forme de huttes en cloche et de tresses enchevêtrées. Comme dans toutes ses œuvres, celle qui va représenter les États-Unis à la Biennale de Venise de 2022 explore les traditions visuelles de la diaspora africaine. En revendiquant une approche subjective et « autoethnographique », elle fait de la céramique un véhicule de revendications afroféministes.

Pot à pinceaux "bitong", dynastie Qing

C’est au détour d’une visite dans les réserves du Musée Guimet qu’Anne Dressen est tombée fortuitement sur ce pot à pinceaux datant de la dynastie Qing (1644-1911), en Chine. Son décor d’émaux soufflés est d’une incroyable modernité : des aplats de couleurs vives aux contours flous créent une magnifique composition abstraite. Réalisé à la même période que les célèbres vases « 1 000 fleurs », véritables tours de force techniques, ce pot témoigne de l’inventivité des potiers chinois de l’époque. Déjouant la dichotomie entre artisanat et art moderne, cet objet utilitaire démontre l’extraordinaire potentiel d’expérimentation du médium céramique.

Ron Nagle, "Captive Morgan"

Ron Nagle (né en 1939) s’est formé dans les années 1960 auprès de Peter Voulkos, chef de file du California Clay Movement qui, dès les années 1950, a œuvré à faire passer la céramique du statut de l’artisanat à celui d’art. Également peintre et musicien, Ron Nagle a rapidement développé un style propre et s’est émancipé de toute fonctionnalité. Ses pièces miniatures, qui associent la terre à d’autres matériaux – notamment le plastique – jouent des contrastes, de textures mais également de couleurs, souvent chatoyantes. En résultent des sculptures hybrides flirtant avec le surnaturel.

« Les flammes, l’âge de la céramique »,
jusqu’au 6 février 2022. Musée d’art moderne, 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. Mardi au dimanche de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 11 et 9 €. Commissaire : Anne Dressen assistée de Margot Nguyen. www.mam.paris.fr
« Hélène Delprat, Annette Messager et Ulla von Brandenburg »,
premier trimestre 2022. Galerie de Sèvres, 4, place André-Malraux, Paris-1er. Du lundi au vendredi de 14 h à 18 h, le samedi de 11 h à 13 h et de 14 h à 18 h. www.sevrescite ceramique.fr
« Par le feu, la couleur. Céramiques contemporaines »,
jusqu’au 27 février 2022. Musée des beaux-arts, 20, place des Terreaux, Lyon (69). Du mercredi au lundi de 10 h à 18 h, le vendredi de 10 h 30 à 18 h. Tarifs : 12 et 7 €. www.mba-lyon.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : La céramique tout feu, toutes flammes

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