Biennale

ART CONTEMPORAIN

La 5e Biennale de Cochin ouvre les frontières

Par Rémy Jarry, correspondant en Asie · Le Journal des Arts

Le 30 mars 2023 - 970 mots

Malgré un lancement chaotique, la Biennale Kochi-Muziris, la plus célèbre d’Inde, cultive son ouverture internationale en décalage avec l’agenda nationaliste du gouvernement fédéral.

Édition 2022-2023 de la Biennale de Cochin. Courtesy Kochi-Muziris Biennale
Édition 2022-2023 de la Biennale de Cochin.
Courtesy Kochi-Muziris Biennale

Cochin (Inde). Après une inauguration retardée à la dernière minute, suivie des excuses de la direction de la biennale auprès des artistes pour sa gestion déficiente, cette 5e édition s’est ouverte dans l’animosité. Non sans défaut, elle constitue toutefois un îlot artistique multiculturel et salvateur avec ses quatre-vingt-dix artistes et collectifs venus d’une trentaine de pays. Les œuvres sont exposées sur quatorze sites de la ville, située sur la côte de Malabar dans l’État du Kerala au sud-est de l’Inde.

Cochin se distingue par son creuset culturel unique : une langue propre (le malayalam), des traditions artistiques séculaires comme le Kathakali, théâtre aux maquillages et costumes sophistiqués inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, ainsi qu’une diversité religieuse marquée avec d’importantes communautés chrétiennes et musulmanes. À cet égard, la sélection de l’artiste pakistanaise Madiha Aijaz (1981-2019, voir ill.), du collectif palestinien Daar (Decolonizing Architecture Art Residency) et d’artistes indiens musulmans comme Biju Ibrahim (né en 1981) a une portée symbolique indéniable.

Le Kerala est gouverné par une coalition dirigée par le Parti Communiste Indien (PCI) depuis 2016, cas unique dans tout le pays. Plusieurs personnalités du PCI ont d’ailleurs joué un rôle clé dans la genèse de la biennale, tout en garantissant une certaine indépendance à la manifestation.

Patrimoine architectural colonial

La Biennale de Kochi-Muziris capitalise aussi sur son patrimoine multiculturel. « Muziris » fait référence au port réputé jusqu’à Rome pour ses épices pendant l’Antiquité et son logo représente le filet de pêche chinois toujours utilisé sur place et possible leg du navigateur Zheng He. Principaux sites investis par la biennale, ses anciens bâtiments coloniaux (Aspinwall House et Pepper House, entre autres) sont également mis en valeur. L’artiste écossais Jim Lambie (né en 1964) a d’ailleurs choisi de donner un éclairage moderne à ce patrimoine architectural en faisant référence au passé hippie de la région grâce à un revêtement géométrique et coloré collé sur le sol et l’escalier du Dutch Warehouse. Cette installation in situépouse la disposition architecturale de l’édifice, mais désoriente tout à la fois avec sa composition psychédélique.

Prépondérance de la vidéo

Fait propre à la biennale, son commissariat est systématiquement confié à un ou une artiste. Succédant à l’Indienne Anita Dube, commissaire de la 4e édition en 2018, Shubigi Rao, artiste singapourienne d’origine indienne, a souhaité miser sur le pouvoir de la narration – « The power of storytelling », selon ses propres termes –, comme le laisse entendre le titre de la biennale : In Our Veins Flow Ink and Fire (Dans nos veines coulent l’encre et le feu).

Ce parti pris se reflète également dans l’importance donnée à la vidéo dont Thao Nguyên Phan (née en 1987) est sans doute la représentante la plus illustre. Avec First Rain, Brise Soleil (2021), l’artiste vietnamienne présente une installation vidéo sur trois écrans, telle un triptyque. Son onirisme et sa sensualité – tant visuelle que sonore – s’expriment également dans ses peintures sur soie exposées dans la même salle. Déjà remarquée lors de la dernière Biennale de Venise avec une installation similaire, Thao Nguyên Phan confirme son style unique, à la fois rythmé et fluide, poétique et graphique. Autre installation vidéo, Bombay Tilts Down du collectif indien CAMP (2021-2022) se déploie sur six écrans contigus et en zigzag. Projetant des vues aériennes de Bombay enregistrées par un système de vidéosurveillance, les mouvements de caméras suivent des trajectoires opposées sur chaque écran et donnent des sensations ambivalentes au spectateur, entre vertige et omniscience.

Le prisme de la narration rend le travail photographique de Rita Khin (née en 1992) tout aussi captivant. Soulless City (2019), série de vues fantomatiques en noir et blanc de Naypyidaw (aussi nommé Myanmar), capitale birmane depuis 2005, joue avec le vide. Dénués de vie, les rues et espaces de cette « ville nouvelle » sapent la signification grandiloquente de son nom, synonyme de « capitale royale » en birman. La répression sanglante de la junte militaire en cours donne aux clichés de la photographe une actualité tragique. Deux autres artistes birmans offrent des parcours de vie complémentaires : Shwe Wutt Hmon (née en 1986) présente Forever Young (2021), une série de portraits en hommage aux jeunes manifestants contre le coup d’État de 2021 et Min Ma Maing explore le mal du pays des migrants birmans installés aux États-Unis dans But in My Dreams (2022).

L’ombre des guerres

La guerre en Ukraine est également abordée grâce à Zhanna Kadyrova (née en 1981). Palianytsia (2022, voir ill.) frappe par sa sobriété : des miches de pain tranchées semblent être disposées sur une table couverte d’une nappe blanche. Lors de sa fuite de Kiev à la suite de l’invasion russe, l’artiste ukrainienne a récupéré des pierres dont la forme lui rappelait celle des palianytsia, pains traditionnels ukrainiens. Elle les a ensuite tronçonnées. Russes et Ukrainiens prononcent différemment le mot palianytsia qui est devenu un symbole de l’identité ukrainienne et de la résistance du pays. À noter qu’une œuvre similaire de l’artiste a été exposée lors de la dernière Biennale d’art de Bangkok.

Enfin, les deux contributions de Jitish Kallat (né en 1974), commissaire de la seconde édition de la biennale en 2014, prolongent opportunément le propos de la biennale via le Programme d’invitations (Invitations Programme). Covering Letter (2012), installation crépusculaire inspirée par la lettre de Gandhi à Hitler envoyée quelques semaines avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et Tangled Hierarchy 2, projet collectif également lié à la correspondance de Gandhi et rassemblant des œuvres d’Homai Vyarawalla, Henri Cartier-Bresson, Kader Attia, Mona Hatoum, en autres. Le parallèle établi entre les traumatismes développés par les mutilés physiques (amputation) et psychiques (déportés, migrants, victimes de génocide) incite à la réflexion. La vidéo documentaire de Kader Attia, Réfléchir la mémoire (2016), est particulièrement stimulante.

Biennale de Kochi-Muziris,
jusqu’au 10 avril, à Fort Kochi, Mattancherry et Ernakulam (Inde), www.kochimuzirisbiennale.org

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°608 du 31 mars 2023, avec le titre suivant : La 5e Biennale de Cochin ouvre les frontières

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