Art moderne

XXE SIÈCLE

Kupka, l’autre inventeur de l’abstraction

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 16 avril 2018 - 815 mots

PARIS

La rétrospective du Grand Palais porte un éclairage sur l’évolution d’une peinture symboliste à une abstraction purement plastique. Très complète, elle s’étend jusqu’à la production tardive.

František Kupka, Les Touches de piano. Le Lac
František Kupka (1871-1957), Les Touches de piano. Le Lac, 1909, huile sur toile, 79 x 72 cm, Národní galerie, Prague.
© National Gallery de Prague

Paris. Est-ce un héritage biblique ? À des moments décisifs, l’histoire de l’art procède par trinités, par élus chargés de porter la bonne parole. À la Renaissance ils se nomment Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël. Au début du XXe siècle, les héros s’appelleront Kandinsky, Mondrian et Malevitch. Ces derniers, considérés comme les « pères fondateurs » de l’abstraction, forment un panthéon glorieux qui masque partiellement les autres participants à l’aventure. C’est dans cette liste, qui inclut Robert Delaunay, le Lituanien Konstantinas Ciurlionis ou encore le Russe Mikhaïl Larionov, que l’on classe František Kupka (1871-1957), originaire de Bohême orientale et Parisien d’adoption. Pourtant, et l’exposition le montre magnifiquement, le cheminement artistique de Kupka n’a rien à envier à ses pairs.

Le parcours débute par ses dessins destinés aux journaux satiriques et anarchistes, L’Assiette au beurre essentiellement, que l’artiste exécute, dès 1895, pour subvenir à ses besoins. En même temps, à l’instar de nombreux participants de l’avant-garde, Kupka pratique une peinture symboliste. Certes, des travaux de cette période gardent encore un style académique. D’autres, toutefois, sont plongés déjà dans un univers silencieux et mystérieux. Mystique, pratiquant le spiritisme, attiré par la théosophie et l’hindouisme, le peintre est fasciné avant tout par l’idée des origines du monde, qu’il représente par des plantes aussi bien que par des êtres humains. Les Nénuphars (1900) figurent ainsi un fœtus en suspension attaché à un lotus au milieu de nénuphars. Cependant, aux motifs figuratifs d’inspiration symboliste – l’homme debout qui tend vers l’Au-delà, l’église gothique, la pluie, le clair de lune – se substituent peu à peu des formes non imitatives.

Vivant à Puteaux (Hauts-de-Seine), Kupka s’intéresse aux recherches de ses voisins, les cubistes de la Section d’or, tout en continuant à réaliser des toiles d’inspiration fauve (La Gamme jaune, 1907). En 1909 il peint l’un de ses tableaux les plus connus, Les Touches de piano. Le lac, faisant partie de ses « Nocturnes ». Les formes géométriques, qui évoquent les touches du piano, rappellent les rapports entre la peinture et la musique, cette dernière étant assimilée à l’expression de la spiritualité pure.

De l’organique à l’ascensionnel

Au contact de Guillaume Apollinaire et de ses discussions sur l’orphisme, le peintre commence à élaborer une abstraction fondée sur le mouvement et la couleur. La juxtaposition judicieuse dans les Galeries nationales du Grand Palais de Femme cueillant des fleurs (1909) et de Plans par couleurs. Femme dans les triangles (1909), montre clairement ce passage. Si, dans la première toile, d’inspiration futuriste, Kupka décompose la figure pour simuler l’impression d’un véritable geste qui se déploie sur la surface, avec la seconde c’est l’œil qui glisse sur les couleurs. Autrement dit, le mouvement suggéré est uniquement plastique.

Puis, avec les Plans verticaux I, (1912), le peintre aboutit à une verticalité pure. Ces plans, complètement détachés de toute référence explicite à la nature, de tout lien à l’ordre pictural traditionnel, sont désormais suspendus dans un champ spatial indéterminé et semblent portés par un mouvement ascendant qui les fait progressivement s’éloigner du spectateur. « L’ordre rectilinéaire apparaît comme le plus énergique, le plus abstrait, le plus élégant et absolu », écrit Kupka (La Création dans les arts plastiques, 1923). Pour autant, il est probable que les œuvres les plus personnelles et les plus séduisantes du peintre sont celles de type organique, dotées d’une structure circulaire. Tirant leur titre d’un motif végétal (Fleur, 1925), elles forment un tournoiement, à la fois centrifuge et centripète, de cercles et d’ellipses entrelacés. Autour d’un point (1925-1934) illustre parfaitement la volonté de l’artiste de créer à partir : « d’un point qui agit comme un noyau [pour une] concentration de rayons ». Le grand mérite de la manifestation est de montrer non seulement des toiles célèbres comme Amorpha, fugue en deux couleurs, probablement la première œuvre abstraite exposée en public – Salon d’automne, 1912 –, mais de faire découvrir des pans plus tardifs de cette production picturale.

Parmi les différentes sections, l’une est consacrée à ses « Architectures ascensionnelles », soit des « tours » témoignant de l’intérêt de Kupka pour le contexte spatial. Ailleurs, la période « machiniste », proche de l’Esprit nouveau des années 1920, laisse apparaître d’étranges mécaniques réalisées à l’aide d’une géométrie syncopée. Ailleurs encore, Kupka participe au groupe Abstraction-Création en faisant retour sur des formes rectangulaires « imprimées » sur la surface.

Enfin, après la Seconde Guerre mondiale, celui qui reste le seul des pionniers de la non-figuration est honoré par le Salon des réalités nouvelles. Les toiles qu’il y expose régulièrement semblent un peu « réchauffées ». Il n’en reste pas moins que la peinture Humour (1955), où la régularité sévère d’une forme géométrique est envahie par un désordre qui nie toute possibilité de stabilité définitive, est une parfaite illustration d’humour plastique.

Kupka, pionnier de l’abstraction,
jusqu’au 30 juillet, Galeries nationales du Grand Palais, place Clemenceau, 75008 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°499 du 13 avril 2018, avec le titre suivant : Kupka, l’autre inventeur de l’abstraction

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