Kerguehennec

Un domaine pour l’art

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juillet 2003 - 695 mots

Couchée dans l’herbe rase, le bras gauche passé sous sa tête, les jambes pliées, la Mimi de Markus Raetz est tout à son aise. Voilà près de quinze ans qu’elle est là, figée dans les blocs de granit qui la constituent, étendue sereinement au pied de grands arbres magnifiques qui dressent fièrement leur ramure dans le ciel. Avec son parc classé de cent soixante-quinze hectares, jadis dessiné par le paysagiste Denis Bühler, son château du xviiie et ses dépendances, son arboretum et son plan d’eau, le domaine de Kerguehennec est un lieu unique en son genre. Racheté en 1972 par le Conseil général du Morbihan, il est depuis 1986 le lieu choisi d’un parc de sculptures et, depuis 1988, le siège d’un centre d’art contemporain, lequel s’est doublé au fil du temps du statut de centre culturel de rencontre. Hajdu, Rückriem, Long, Finlay, Penone, Raynaud, Morellet, Grand, Nordmann, Ballet comptent parmi les artistes qui sont intervenus ici et là sur le site, au détour d’un chemin, dans la forêt, sur le lac. L’un y a organisé Le Naufrage de Malevitch, l’autre a réhabilité une vieille serre en y plaçant Mille pots rouges, un autre y a tracé un Sentier de charme, un autre encore y a implanté un Oratoire. Pour l’essentiel mis en place dans les six premières années, le programme de sculptures dans le parc a connu par suite une longue période de répit. Frédéric Paul, qui dirige l’institution depuis 2000, en a repris l’initiative en invitant cette année l’artiste américain Richard Artschwager. Son projet, intitulé Step to Entropy, une sculpture en deux éléments – un fauteuil et un promontoire reliés par une allée de gravillons – relance heureusement un processus qui singularise le lieu. Réalisée en granit de Bignan, comme l’œuvre de Markus Raetz, elle sera installée au centre d’une grande trouée gazonnée au nord du château, sur un replat, de sorte à offrir au promeneur l’occasion d’un ample point de vue sur le domaine, l’orientation de chacun des éléments ayant été définie à cet effet.
Dans les bâtiments sobrement réaménagés des écuries et de la bergerie qui servent aux expositions temporaires, Robert Artschwager a été par ailleurs invité à présenter un ensemble de travaux récents et une sélection de pièces historiques exceptionnelles qui opèrent comme un judicieux complément à l’intelligence de son œuvre. Surtout connu pour ses constructions en volume, qui ne sont ni des meubles ou objets, ni des sculptures au sens traditionnel du terme, mais qui se réfèrent toujours à une fonction supposée, l’artiste cultive distorsions d’échelle, faux-semblant et trucages. Des chaises sur lesquelles on ne peut pas s’asseoir, un confessionnal ouvert sur l’extérieur, un lutrin pour un livre de deux pages blanches, les œuvres d’Artschwager usent de formes minimales et de matériaux communs comme le Formica. Singulières, elles participent à « l’élaboration d’une représentation de la représentation sur un mode qui est tout à la fois autiste et critique de la feinte métaphysique de l’œuvre » (Bernard Blistène). Si les œuvres présentées à Kerguehennec cet été révèlent « une attirance permanente de l’artiste pour des images de sources très éclectiques » (F. Paul), ce sont des projets dont l’intention remonte aux années 1960 mais qui n’ont été réalisés que bien plus tard. Fixant les photographies frontales de chaises prises sous toutes leurs faces à un volume figurant le même objet, les Photosculptures renforcent le côté absurde de leur existence. Quant aux Hairsculptures, qui s’offrent à voir tantôt comme des « académies », tantôt comme des extrapolations de photos de presse, elles témoignent d’un caractère davantage visionnaire dans ce qu’elles peuvent montrer d’une relation au réel, comme cette silhouette d’homme chutant dans le vide, allusion directe au 11 Septembre.
Le terme de « domaine » employé à qualifier le site de Kerguehennec trouve ainsi son plein accomplissement dans la confrontation entre ses différentes acceptions. Il y va en effet d’une approche autant terrienne qu’intellectuelle comme si, à Kerguehennec, art et nature bénéficiaient d’un milieu particulièrement favorable à une éclosion tout à la fois propre et partagée.

KERGUEHENNEC (56), centre d’art contemporain – centre culturel de rencontre, Bignan, tél. 02 97 60 44 44, « Richard Artschwager », 29 juin-21 septembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°549 du 1 juillet 2003, avec le titre suivant : Kerguehennec

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