Jean Raoux, un passeur d’art

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 janvier 2010 - 1216 mots

Né dans le Languedoc, Raoux a travaillé à Rome, à Venise et à Paris. Puisant sa source autant dans les eaux du Nord que celles d’Italie, son art fait le lien entre différents styles et entre deux siècles.

Se déployant au cœur d’une période tumultueuse, la peinture de Jean Raoux oscille entre un certain conformisme et une modernité certaine. Élégante, souvent fantaisiste, parfois virtuose, elle est exemplaire pour l’histoire de l’art et pour l’histoire du goût. La grandeur. Tel est le mot – répété à l’envi, décliné de toutes parts – qui hante le règne de Louis XIV. Maître mot et mot d’ordre, la grandeur irrigue tous les domaines privilégiés par le Roi-Soleil jusqu’au champ lexical qui, aujourd’hui encore, aide l’analyste à les caractériser. Le territoire de la peinture n’échappe pas à cette contamination.

Il y a bien, pour l’historien de l’art, un Grand Siècle avec sa grande peinture et son grand genre, ses machines historiques et ses sujets épiques, son souffle héroïque et sa vertu moraliste. Il y a bien un siècle de Poussin et de Le Brun, ces deux grands artistes pour lesquels la grandeur est moins un problème d’échelle que d’ambition : dire le monde sans jamais oublier de mettre en œuvre une esthétique classique ou académique, au sens noble et étymologique des termes.

Emblématique de la Régence et du xviiie siècle naissant, Jean Raoux entend déserter ces régions étouffantes, que peuplent la rigueur, l’austérité et le génie, pour leur préférer un art plus léger et plus aimable, peut-être plus heureux. Les quatre-vingt-dix œuvres présentées au musée Fabre le prouvent : le Montpelliérain n’est pas un pâle intermédiaire, il est un passeur incontournable entre deux Siècles majuscules, l’un « Grand » et l’autre « des Lumières ». Il est également un artiste plurilingue, fédérant la syntaxe du Nord avec la grammaire du Sud. Jean Raoux, lui aussi, et en dépit de son renoncement à la grandeur, fut un grand peintre. Mais il n’est ici question que de talent.

Bourdon, Bon Boullogne, Véronèse : triangle équilatéral
La période d’apprentissage de Raoux définit précocement les futures orientations de l’artiste. Alors que les années montpelliéraines sont présidées par l’empreinte de Bourdon (La Vierge du rosaire, 1700) et tandis que celles passées sous l’égide parisienne de Bon Boullogne attestent la préséance accordée aux peintres flamands, le séjour italien de Raoux vient définitivement asseoir une troisième autorité esthétique, vénitienne et véronésienne (Le Jugement de Salomon, 1710).

Si certaines œuvres semblent nées du seul héritage méridional, telle l’étonnante toile Céphale et Procris (vers 1708-1714), Raoux demeurera invariablement fidèle à cette géographie intime qui, de Paris vers les Flandres et la Hollande puis vers l’Italie, dessine un triangle équilatéral où nulle leçon ne saurait réellement l’emporter sur une autre. En témoigne cette Jeune Fille au miroir (vers 1708-1713), réalisée peu avant son retour à Paris, où sourdent à l’unisson des réminiscences bellifontaines, une sensualité digne de Titien et une réinterprétation des modèles hollandais du XVIIe siècle. De même, La Vieillesse (1714) se réclame autant d’un thème éminemment vénitien que du réalisme nordique d’un Steen sans que jamais ne prédomine une influence.
Une juste mesure, toujours.

Courbes et volutes, droites et tangentes
Il s’agit donc moins de savoir si Raoux ressuscite Véronèse, s’il rivalise avec Bourdon et Mignard ou si, pour reprendre la formule hâtive de Voltaire, il « a égalé le Rembrandt », que de déceler cette perméabilité fascinante entre plusieurs esthétiques.

Pygmalion amoureux de sa statue (1717) pourrait résumer les aspirations de l’artiste, audacieuses d’un côté et conventionnelles de l’autre. Née d’un vertige illusionniste, l’œuvre concilie un raffinement extrême avec une volupté prudente, les chairs porcelainées ne s’abandonnant jamais à la lasciveté que décrit pourtant le récit d’Ovide. Tout est précis, calculé, depuis l’ouverture ménagée au fond de la scène à la manière des Nordiques jusqu’aux gestes apprêtés des figures – empruntés à Coypel – en passant par cette maîtrise chromatique et luministe héritée de Venise.

Avec Diane au bain (vers 1721, ci-contre), Raoux joue de cette même polysémie qui n’est pas la marque d’une indistinction, voire d’une hésitation, mais bien plus d’une traduction du goût contemporain pour la licence et la réserve, pour « la norme et le caprice » qu’étudia Francis Haskell en d’autres lieux et d’autres temps.

Raoux n’est ni Watteau, ni Boucher. Qu’importe. Mieux, c’est précisément cela qui le rend passionnant. Interprète des grâces féminines et des pâmoisons retenues, le peintre du Grand Prieur de Vendôme sait s’adapter aussi bien aux genres artistiques qu’aux revirements diplomatiques.

Ainsi, les décors qu’il livre pour le Grand Prieur d’Orléans, successeur de Philippe de Vendôme, telle cette Allégorie de la musique (vers 1730), véritable symphonie chromatique. Ainsi, pour le château Bonnier de la Mosson – le « Versailles languedocien » –, les réalisations fulgurantes d’un enfant prodigue happé par les honneurs. Ainsi, cette délicieuse pastorale peinte pour le Régent (Télémaque raconte ses aventures à Calypso, 1722) ou ces portraits d’un monde désormais obsédé par son image (Portrait du bailli de Mesmes, après 1725-1726).

Mais peut-être est-ce là, dans ses toiles de vierges et de vestales, que Raoux parvient à être le plus décisif, lorsque, tenu de s’économiser pour un sujet pudique, il use d’ivoires satinés et de camaïeux moirés, de désirs presque monochromes et d’intentions tout hiératiques (Vierge portant le feu sacré). Jean Raoux n’est ni Watteau ni Boucher. Mais lorsqu’il est simple, il est grand.

La femme, cet espiègle objet du désir

Nue, vêtue, alanguie ou docile, la femme traverse la production de Jean Raoux avec une constance remarquable. Leitmotiv obsédant, elle peut prendre toutes les poses et tous les visages, de la déesse généreuse (Jupiter et Sémélé, vers 1710-1714) à la vestale impénétrable (Vestale portant le feu sacré, 1727-1728) en passant par la danseuse sémillante (Portrait de Mlle Prévost en bacchante dans Philomène, 1723).

Une porcelaine énigmatique
Qui peut dire de quelle typologie esthétique participe l’admirable Jeune Femme au miroir (1729), perdue dans la contemplation mélancolique de son image, les yeux ombrés et les lèvres carmin ? Portrait ou tête d’expression ? Allégorie déguisée ou pure fantaisie ? C’est que la femme, chez Raoux, compose à elle seule un genre. Un genre protéiforme, certes, mais relativement normé et peuplé des mêmes obsessions.

Loin de n’être qu’une simple coquette aux joues rosées et à la gorge opulente, la femme résiste à l’analyse en tant qu’elle se situe invariablement, et de manière presque étrange, voire étrangère à notre regard, entre volupté et retenue. La femme, selon Raoux, hésite à s’offrir, à sourire, à s’ouvrir.

On la croit innocente, presque ingénue, elle est, tout au contraire, consciente de son corps qu’elle sait beau et de son sexe qu’elle sait fort. Guillerette, polissonne, elle joue avec un chardonneret dont on aura ainsi tôt fait de comprendre qu’il s’agit d’un amant ailé qui s’ébat ou se débat (Jeune Fille faisant voler un oiseau, 1717). Certes, il n’y a pas de Judith ou de Salomé dans l’œuvre du Montpelliérain. Certes, Raoux n’est ni Greuze ni Boucher. Mais ces femmes, toutes ces femmes, sont plus mali(g)nes que ne le disent leurs atours affectés. Comme L’Indiscrète (1728), elles peuvent tirer le rideau de l’artifice pour susurrer, la bouche entrouverte, des paroles lascives. À demi-mot, bien sûr. Et comme L’Indiscrète, encore, elles peuvent garder le doigt devant la bouche, réclamant que le silence demeure et que le secret ne s’ébruite.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Jean Raoux (1677-1734) », jusqu’au 14 mars 2010. Musée Fabre, Montpellier. Mardi, jeudi, vendredi et dimanche de 10 h à 18 h ; mercredi de 13 h à 21 h ; samedi de 11 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. www.museefabre.fr

Jean Raoux à la cathédrale de Béziers. Six tableaux de Jean Raoux sont à voir à la cathédrale Saint-Nazaire de Béziers. Initialement exécutées pour l’église des Pénitents noirs de la ville, ces œuvres datent de ses années d’apprentissage chez le peintre montpelliérain Antoine Ranc. Bâtie au sommet de la colline biterroise, la fière cathédrale aux allures de forteresse recèle d’autres chefs-d’œuvre, parmi lesquels des fresques italiennes du XIVe siècle, la voûte de la sacristie aux nervures en étoiles ou son portail historié, l’un des rares du Languedoc. www.ville-beziers.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°621 du 1 février 2010, avec le titre suivant : Jean Raoux, un passeur d’art

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