Jean Lurçat, chef de fil à Aubusson

Par Lina Mistretta · L'ŒIL

Le 24 juin 2016 - 1535 mots

Pour le cinquantenaire de la mort
de l’artiste, trois expositions, à Paris,
à Angers et à Saint-Laurent-les-Tours sont consacrées au rénovateur de la tapisserie qui fit revivre la cité d’Aubusson.

Jean Lurçat est aujourd’hui considéré comme le rénovateur de la tapisserie en France. C’est oublier qu’il commença sa carrière comme peintre, titre qu’il revendiquera toute sa vie. Car il s’est produit un phénomène particulier en ce qui le concerne : le succès de ses réalisations dans l’art de la tapisserie a totalement fait oublier sa peinture qui avait pourtant été reconnue en son temps, tant en Europe qu’aux États-Unis. Il figurait alors parmi les maîtres de la peinture (Léger, Derain, Braque…), était représenté par les galeries les plus en vue (Jeanne Bucher et Bernheim-Jeune) et connaissait un succès certain auprès des collectionneurs. Mais son intérêt manifeste pour les arts décoratifs et les arts textiles prendra progressivement le pas sur les autres composantes de son art.

Lurçat « entre en décoration » par la découverte d’un médium inattendu, le canevas pratiqué par sa mère. Ses premières tapisseries au point de canevas, exécutées par cette dernière, voient le jour en 1917. Ces œuvres textiles traduisent avec bonheur l’univers onirique de l’artiste en lui permettant d’élargir son champ d’expérimentation plastique. Au départ, il se cantonne à de petites pièces murales ou des tapisseries au point de canevas qu’il confie à l’atelier de la lissière Marie Cuttoli durant plusieurs années. En 1927, il compose une tapisserie intitulée Orage que Marie Cuttoli envoie à Aubusson. C’est le premier lien entre Lurçat et la Manufacture nationale.

Le renouveau technique
En 1936, il expose à Londres et sort sa première tapisserie exécutée à la Manufacture des Gobelins, Les Illusions d’Icare, qui sera offerte par l’État à la reine de Hollande. 1938 est une année importante, celle de sa rencontre avec le manufacturier François Tabard qui exécutera le plus grand nombre de ses pièces. La même année, au cours d’un voyage à Angers, Lurçat découvre, subjugué, l’ensemble étonnamment contemporain de l’Apocalypse tissé à la fin du XIVe siècle par Nicolas Bataille, qui provoque chez lui un choc esthétique annonciateur de l’œuvre à venir.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les Manufactures nationales traversent une crise grave. La moitié des ateliers sont fermés. Le constat est dur : les productions sont ruineuses et souffrent d’un manque de créativité. Les manufactures ont conscience qu’un effort esthétique doit être fait pour relancer les ventes, qu’il ne suffit plus de produire des copies d’ancien mais de créer de nouveaux modèles. En septembre 1939, leur directeur Guillaume Janneau, qui connaît le travail de Lurçat depuis les années 1920, le charge du renouvellement des ateliers d’Aubusson au sein desquels subsiste un savoir-faire exceptionnel. Il lui commande quatre grands cartons de tapisserie sur le thème des saisons. Sur ce sujet classique, Lurçat, déjà familier des ateliers, compose une tenture d’esprit nouveau qui bouleverse les habitudes de travail en prônant une gamme limitée de laines, un retour à la simplicité technique. À ce stade, il abandonne la peinture à l’huile au profit de la gouache et consacre l’essentiel de son énergie à la tapisserie.

Lurçat préconise dès les années 1940 un retour à la simplicité technique des tapisseries. Il s’éloigne en cela de la conception qui prévalait aux siècles précédents quand la tapisserie devait donner l’illusion de la peinture par un travail très fin. Il affirme concrètement quatre partis pris techniques : un tissage robuste à large point, l’utilisation exclusive de la laine, une gamme de couleurs réduite par opposition aux milliers de nuances de laines dont disposent les lissiers, une technique de carton numéroté plus rapide et plus fiable. Grâce à ces quatre principes, le prix de revient de la tapisserie diminue, elle devient plus accessible, son langage se simplifie et gagne en force.

Une colonie d’artistes
Lors de la déclaration de guerre, Lurçat est à Aubusson, Pierre Dubreuil et Marcel Gromaire, chargés avec lui d’une commande des Manufactures nationales, le rejoignent. Les trois artistes deviennent à Aubusson les « peintres cartonniers » dont les tapisseries sont remarquées par leur puissance d’expression et par leur palette. Lurçat, par son engagement farouche, son énergie « terrible » et une production soutenue, crée un mouvement que la guerre ne suspend pas : en période trouble, les œuvres d’artistes contemporains de renom sont considérées comme des valeurs refuges. En 1940, les ateliers d’Aubusson tisseront une vingtaine de ses œuvres dont la tenture rayonnante d’Apollinaire, Es la verdad, ainsi que l’emblématique tapisserie Liberté de Paul Éluard.

Dans cette aventure, Lurçat entraîne avec lui des artistes au talent consacré comme André Derain et Raoul Dufy, avec lesquels il réalisera des œuvres « à quatre mains », ou de jeunes peintres tels Marc Saint-Saëns et Dom Robert. Sa célébrité attire de nombreux autres artistes, relançant l’activité des ateliers d’Aubusson : Coutaud, Wogensky, Tourlière, Saint-Saëns, dont les qualités de fresquistes intéressaient Lurçat ; René Perrot et Mario Prassinos sont également sensibilisés à son art renouvelé de la tapisserie. Avec Vasarely et les grands noms de l’art contemporain qui gravitent autour de Denise René, tels Jean Arp ou Sonia Delaunay, l’art abstrait se saisit à son tour de la tapisserie. Aubusson accueillera par la suite de nombreux peintres comme Calder, Lapicque, Lagrange et bien d’autres. En 1943, une exposition de tapisseries contemporaines se tient aux Musées des Augustins à Toulouse où sont exposées les tapisseries de Lurçat, Gromaire, Dufy, Saint-Saëns et Dom Robert.

Un engagement pour la paix
Liberté, la tapisserie exposée aux Gobelins, a été composée et tissée en 1943 clandestinement dans les ateliers d’Aubusson, avec la complicité des Ateliers Tabard et de Suzanne Goubely, lorsque Lurçat était retenu en captivité. L’artiste produit à cette période des œuvres qui expriment son désespoir mais affirment également sa combativité – Liberté est créée d’après le poème d’Éluard. Sur un fond ocre jaune se détachent, au centre, deux astres passant l’un devant l’autre telle une éclipse. Dans les quatre coins de la tapisserie, on peut lire des extraits du poème, dont les derniers mots viennent s’inscrire dans l’astre solaire. Les parcours de Lurçat et d’Éluard sont emblématiques du dialogue des arts. Issus de la même génération, ils ont traversé deux guerres mondiales, connu un engagement politique fort et pris une part active à la Résistance. Le questionnement de la paix et la liberté sont au cœur de leur œuvre.

Présenté au Musée d’Angers, le chef-d’œuvre inachevé de Lurçat répond à l’Apocalypse avec lequel il présente un certain nombre de similitudes. Au moment du Chant du monde, Lurçat est hanté de façon obsessionnelle par le problème d’une paix à maintenir contre les tentations de l’arme nucléaire. Il se compose de dix élégies sous forme de dix panneaux de tapisserie qui évoluent progressivement de la destruction à la vie. Le premier met en scène la bombe atomique, le dernier est une ode à la poésie. Il confiera l’essentiel du tissage de son grand œuvre à l’atelier de François Tabard, celui de ses débuts. 
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Lurçat poursuit sa volonté de faire revivre la tapisserie. Il compose de nombreuses pièces, notamment La Rose et le Colibri, l’Apocalypse pour l’église du plateau d’Assy, Le Vin pour le Musée du vin de Bourgogne à Beaune, La Grande Peur et Hommage aux morts de la Résistance et de la déportation pour le Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Ses créations sont exposées dans le monde entier aux côtés de chefs-d’œuvre de la tapisserie médiévale et du siècle de Louis XIV, faisant la gloire des Gobelins à l’étranger et de Lurçat un véritable ambassadeur de la tapisserie.

Aujourd’hui, la création de modèles de tapisserie s’inscrit en quelque sorte comme un médium naturel sur le parcours des artistes et des designers et, dans les années 2000, les plus grands artistes ont conçu différents modèles, tissés ensuite par les Manufactures. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il aura fallu la pugnacité et l’énergie créatrice de Jean Lurçat et de tous les collaborateurs pour apporter à l’art de la tapisserie un véritable renouvellement. Il a ouvert la voie à un renouveau des formes et des techniques qui allait faire des émules. Ainsi, la tapisserie connaît après 1945 un succès qui fait suite au déclin du début du XXe siècle.

1892 Naissance à Bruyères
1936 Première tapisserie tissée à la Manufacture nationale des Gobelins, Les Illusions d’Icare
1939 Les quatre saisons, première œuvre monumentale
1945 Président de l’Association des peintres cartonniers de tapisserie (APCT)
1961 Fondation du Centre international de la tapisserie ancienne et moderne à Lausanne
1964 Exposition aux Arts décoratifs de Paris
1966 Décède à Saint-Paul-de-Vence

Deux expositions cet été

La Galerie des Gobelins, à Paris, propose de redécouvrir la carrière de l’artiste au talent protéiforme : peintre, céramiste, créateur de tapisseries et bien plus encore théoricien, écrivain, conférencier, il a marqué l’histoire de la tapisserie. La scénographie conçue par Jean-Michel Wilmotte plonge le visiteur dans l’univers de l’artiste, tout d’abord par une évocation de son atelier avant de poursuivre par un parcours chronothématique sur les deux niveaux de l’institution. Le Musée d’Angers, quant à lui, s’intéresse à la relation particulière que Lurçat entretint avec l’Apocalypse, dont la tapisserie Le Chant du monde est la réponse humaniste et pleine d’espoir.

« Jean Lurçat (1892-1966), Au seul bruit du soleil », jusqu’au 18 septembre 2016. Mobilier national, Galerie des Gobelins, 42, avenue des Gobelins, Paris-13e. Ouvert tous les jours de 11 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs : 8 et 6€.
Commissaires : Christiane Naffah-Bayle et Xavier Hermel. www.mobiliernational.culture.gouv.fr

« Exposition Jean Lurçat (1892-1966) », jusqu’au 6 novembre 2016. Musée des beaux-arts d’Angers, 14, rue du Musée, Angers (49). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, fermé le lundi à partir du 22 septembre. Tarifs : 6 et 5 €. www.musees.angers.fr

Inauguration de la Cité internationale de la tapisserie,le 10 juillet 2016. Rue des Arts, Aubusson (23). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, le mardi à partir de 14 h. Tarifs : 7 et 5 €. www.cite-tapisserie.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°692 du 1 juillet 2016, avec le titre suivant : Jean Lurçat, chef de fil à Aubusson

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