Insaisissable modernité espagnole

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 janvier 2011 - 1605 mots

Quelles sont les prémisses des avant-gardes espagnoles ? Au seuil du XXe siècle, quels artistes ouvrirent grandes les portes de la modernité ? À Lausanne, une exposition revient sur une période cruciale, complexe et méconnue en dehors de l’Espagne.

La toile a beau représenter Maria en costume de paysanne valencienne (1906, voir p. 60), le spectateur aura tôt fait de constater que le pinceau de Joaquín Sorolla puise moins dans le répertoire espagnol que dans la grammaire hexagonale. En effet, jeux atmosphériques et scintillements luministes sont autant d’emprunts à la peinture française, celle qui – impressionniste, notamment – naquit sur la scène parisienne avant d’irriguer le monde. Aussi l’habit traditionnel ne saurait-il, à lui seul, déjouer l’évidence : en ce début de xxe siècle, la production hispanique est contaminée par sa voisine, magnétique et décisive. Partant de ce constat, la Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, tente d’analyser la modernité espagnole et de mettre en exergue ses singularités comme ses tributs, ses originalités comme ses redondances. Balayant quatre décennies – du début des années 1880 à 1918 –, le parcours, riche d’une centaine de tableaux, explore cette période tumultueuse qui entend donner un fils spirituel à Goya ou, selon, un père tutélaire à Picasso. C’est donc peu dire que l’enjeu est de taille, tant l’historiographie cherche encore à définir l’identité d’un art espagnol dont l’un des plus importants zélateurs – le poète Miguel de Unamuno – avoua lui-même peiner à donner une définition satisfaisante : « Certains réclament une science espagnole, un art espagnol : nous ne parvenons pas, après les avoir écoutés patiemment, à savoir au juste ce que cela veut dire. » C’est que, peut-être, la création de l’Espagne ne saurait être une et indivisible, irréductible à une définition. Et si, finalement, sa singularité était d’être plurielle, son identité d’être multiple ? Et si, pour en entendre la substance, il fallait en affronter la polyphonie ? 

Une péninsule exsangue
Qui pourrait soupçonner, devant les Lavandières du Manzanares (1904) d’Aureliano de Beruete et les Lauriers roses (1918) de Sorolla, que ces thèmes ont éclos sur une terre en jachère, voire en souffrance ? Qui songerait que l’histoire de la péninsule est une histoire de heurts, de révolutions et de guerres, une histoire que peuplent plus souvent les vêtements de deuil que les habits de lumière. De Joseph Bonaparte à Alphonse XII, de l’autorité française aux guerres carlistes, le xixe siècle ignore la stabilité, en témoignent les trente-sept tentatives de coups d’État recensées de 1814 à 1874. Soldée par la perte de Cuba et le déclin de sa flotte militaire, la guerre hispano-américaine de 1898 révèle une Espagne exsangue que ne cessent d’éreinter les luttes intestines et les querelles dynastiques. Impossible, donc, de comprendre les aspirations solaires de l’Espagne sans rappeler son sang versé et sa terre piétinée, ici par des étrangers – français le plus souvent –, là par d’ardents renégats – anarchistes dès 1880. Impossible, donc, d’ignorer l’exemple de Goya, lui le héraut de la modernité, le chantre de la résistance. Or, et sans pour autant exposer les Deux et Trois Mai (1814), l’exposition lausannoise n’eût-elle pu analyser, en l’illustrant, l’impulsion d’un artiste majeur, son caractère visionnaire et fondateur ? De même qu’une étude ambitieuse de Picasso faisant l’économie de Velasquez serait, si ce n’est vaine, tout du moins discutable, la présente exposition peut-elle dresser une généalogie moderne, voire « moderniste », en ignorant l’atavisme goyesque ? La question mérite d’être posée. 

Une génération militante
C’est une Espagne écorchée dont héritent les artistes au crépuscule des années 1880. Les commandes publiques sont rares, les tableaux répondent à des genres largement éprouvés – peinture d’histoire, paysages pittoresques, scènes de genre – et les écoles d’art, madrilène ou barcelonaise, perpétuent un enseignement académique essoufflé. Quel avenir pour l’artiste, quel salut pour son statut ? Ses nombreuses questions ouvrent une ère criticiste où le miroir fait office de double spéculaire au sein de compositions saturées, comme chez Ramon Casas, avec son énigmatique Portrait dans le miroir (1882, voir p. 57) qui fait moins office de jeu illusionniste que d’interrogation exis­tentielle. En ayant le privilège d’accueillir l’Exposition universelle, Barcelone accueille la création la plus saillante de l’époque et, pour la première fois, affirme ses prérogatives en matière de modernité, ou plus exactement de « modernismo », un terme qui sert désormais à qualifier les œuvres contemporaines de Santiago Rusiñol (Cour, vers 1887). Marquée par l’effondrement d’un empire colonial et par un climat social délétère, la « Génération de 98 » entreprend de régénérer l’art espagnol en récusant la rhétorique réaliste et en réformant les secteurs de la société comme de la culture. Organisée autour de brillants intellectuels – ainsi Antonio Machado ou, encore, Unamuno, que représente Sorolla dans un portrait tardif mais significatif (1920) –, cette génération engagée fait de la libre pensée une réponse à la faillite morale et artistique de l’Espagne. Avant de livrer ses célèbres vues du littoral valencien (Enfants à la plage, 1916, voir p. 62), Sorolla n’hésite pas à stigmatiser la misère dont Triste héritage (1899), malheureusement absent de l’exposition, deviendra une toile iconique – des enfants handicapés devenant les témoignages édifiants d’une société viciée et malade. Bien qu’ils soient moins éloquents que ses portraits d’intellectuels de la « Génération de 98 », ses Bateaux de pêche (1910) s’inscrivent eux aussi dans une peinture sociale, plus silencieuse, certes, mais où sourdent l’absence et le labeur. Implacable.

Le tropisme parisien
Peu à peu, la production espagnole, instituée autour de cette Génération de 98, va tenter de conjuguer son hispanisme, prétendument irréductible, avec des influences exogènes, essentiellement françaises. Revendiquant tout à la fois ses particularismes et son modernisme, métissant ses singularités au contact de la scène parisienne, les artistes espagnols vont parvenir à régénérer extraordinairement une création alors moribonde. Commissaire de l’exposition, William Hauptman résume parfaitement la problématique qui sous-tend les enjeux esthétiques d’alors : comment accepter l’influence de nations progressistes tout en préservant l’intégrité de son pays ? Autrement dit, comment s’inspirer de l’autre sans y diluer sa propre identité ? Tandis que Beruete (Los Cigarrales, vers 1905, voir p. 61) et Ignacio Pinazo (Fillette, 1882-1883) attestent une assimilation impressionniste précoce, parfois marginalisée par un étonnant travail en pleine pâte, ce sont Santiago Rusiñol et Ramon Casas, pour avoir été parmi les premiers à gagner Paris et à frayer la voie à leurs compatriotes, qui doivent être considérés comme les pionniers de cette ouverture à la scène internationale. Le premier, défenseur dévoué de la cause moderniste (Portrait de Modesto Sanchez Ortiz, 1897, voir p. 58), se fait le chroniqueur des cabarets parisiens et de la bohème dévoyée, des rives de la Seine et du Mont-de-piété (1895). À son naturalisme mystérieux, affiné au contact de Manet, répondent les symphonies et les modulations délicates de Ramon Casas puis, bientôt, de Miquel Utrillo qui rejoint ses amis sur la butte Montmartre. Montmartre dont le célèbre Chat Noir fait des émules jusqu’à Barcelone avec, en 1897, la création de Els Quatre Gats, un café-brasserie qui ne tarde pas à devenir le rendez-vous des intellectuels et des artistes séditieux, l’épicentre de la modernité catalane. Certains fidèles du lieu ne tarderont pas à suivre leurs aînés à Paris – Rusiñol et Casas, bien sûr, mais aussi Ignacio Zuloaga et Darío de Regoyos. Formidables scrutateurs des nuits qui n’en finissent plus et des gazes qui s’agitent, des plaisirs et des loisirs, ils s’appellent Ricardo Canals (Au bar, 1910, voir p. 56), Hermenegildo Anglada Camarasa (Flamenco, 1901) ou Pablo Picasso (Les Courses à Auteuil, 1901) et, peu à peu, constituent une colonie espagnole frondeuse et joyeuse, pourvoyeuse de caprices endiablés et de scènes misérabilistes. « El modernismo » réussissait son pari : se rendre perméable à la scène hexagonale et, en retour, la contaminer de sa singularité. Les grands boulevards s’ouvraient à la corrida…

Les exceptions de la règle
Présidé par une volonté souveraine de convoquer tous les arts et de les subsumer sous une idée générale, et sociale, le modernisme espagnol rejoint « l’art dans tout », voire le Gesamtkunstwerk. On regrettera donc que les bijoux d’un Lluis Masriera, les céramiques d’un Antoni Gaudí ou les lampes d’un Josep Jujol ne viennent étayer le parcours. À côté de ce dialogue obsédé, au-delà de cette contamination généralisée, certains artistes méritent un sort particulier. Marginaux, exceptions de la règle, ils tranchent par leur originalité, leur indépendance. C’est le cas de Nonell, bien sûr, dont la touche violente, presque violentée, et le sens aigu des couleurs, presque fiévreuses (Pura, la gitane, 1906), influenceront la période bleue du jeune Picasso. C’est le cas, enfin, de Joaquim Mir, dont les rêveries hallucinées (fragment de la décoration de la grande salle à manger de la maison Trinxet, vers 1903) n’auront pas besoin de le conduire à Paris. Car ses illuminations rimbaldiennes vaudront pour voyages – intérieurs, certes – et son génie, qui anticipe l’abstraction lyrique, le transportera bien plus loin…

Repères

1881 Premier numéro de La Vangardia à Barcelone dans lequel Rusiñol et Utrillo relateront la vie bohème de Paris.

1885 À Paris, l’œuvre réaliste de Sorolla s’imprègne de l’impressionnisme.

1888 Barcelone accueille l’exposition universelle.

1890 Rusiñol, Casas et Utrillo partagent un appartement sur la butte Montmartre, près du Moulin de la Galette.

1897 Ouverture par Santiago Rusiñol du café Els Quatre Gats à Barcelone sur le modèle du cabaret parisien du Chat noir.

1898 L’Espagne perd ses dernières colonies. Naissance du groupe « Génération 98 » pour renouveler l’art espagnol en mélangeant ses particularités aux avant-gardes parisiennes.

1900 Picasso est exposé au café Els Quatre Gats. Il visite l’Exposition universelle à Paris.

1906 L’œuvre de Sorolla exposée à la galerie Georges Petit à Paris est reçue avec succès.

Autour de l’exposition

Informations pratiques.
« El Modernismo : de Sorolla à Picasso », jusqu’au 29 mai 2011. Fondation de l’Hermitage, Lausanne. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Jusqu’à 21 h le jeudi. Tarifs : de 4 à 9,50 euros. www.fondation-hermitage.ch 

Inspirations réciproques.
Portraits de Sorolla et Zuranga, paysages de Buruete et Rusiñol, scènes de genres d’Anglada sont visibles au musée Goya à Castres, seule institution en France consacrée à l’art hispanique de l’Antiquité au XXe siècle. Complétant le propos de l’exposition de la fondation de l’Hermitage, le musée montre aussi l’influence des peintres espagnols sur les artistes français du XIXe siècle comme Manet ou Delacroix ainsi que l’engouement des collectionneurs français pour le Siècle d’or espagnol, à l’image du donateur du musée Goya, Marcel Briguiboul.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°632 du 1 février 2011, avec le titre suivant : Insaisissable modernité espagnole

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