Francis Bacon, un peintre pour la fin du siècle

Le goût de Bacon

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1996 - 976 mots

Francis Bacon a traversé son époque avec autant de flegme que de passion, avec autant de séduction que d’impudence, dramaturge, dirait-on, d’une autre époque. Son œuvre insolite, à la fois marginale et consensuelle, exerce comme aucune autre un attrait singulier et constitue un cas exemplaire dans l’histoire du goût moderne.

Longtemps, l’Abstraction a semblé dominer sans partage l’art du siècle, comme si elle constituait le seul langage universel et spirituel qui soit compatible avec le progrès. Plus qu’une catégorie ou un genre, elle fut la référence essentielle de toute entreprise artistique, le point de passage obligé pour plusieurs générations d’artistes et de théoriciens qui ne pouvaient rien définir sans s’y adosser. Les exceptions prestigieuses à cette règle sont loin d’être rares, mais très peu d’artistes ont, depuis l’après-guerre, délibérément construit leur œuvre entier contre elle sans pour autant couper les ponts avec quelques-unes des valeurs exemplaires de la modernité. Innocemment et vindicativement, c’est-à-dire avec un sens consommé de la ruse, Francis Bacon est peut-être le seul à avoir réussi ce tour de force. "Je n’aime pas vraiment la peinture abstraite, dit-il ainsi. De temps en temps, c’est très joli, décoratif, mais c’est tout. Ce n’est pas pour moi. J’aime les difficultés." Mais aussi : "Pour moi, la narration, cette fonction que l’on donne parfois au tableau, est une manière de tuer la peinture, un aveu d’impuissance."

Le musée de Bacon
D’une citation à l’autre, il n’y a aucune ambition stratégique, mais la simple affirmation d’une vision de l’art indépendante qui fait d’emblée le pari du génie. Inutile de vouloir être moderne, pourrait-on paraphraser, puisqu’après tout, on l’est déjà bien assez. Comme l’écrit Jean-Louis Schefer dans le catalogue de la rétrospective parisienne : "Bacon n’hérite, semble-t-il, rien de la modernité : il définit la sienne." Tous les efforts déployés par les expressionnistes abstraits, en particulier, lui semblent redondants et naïfs, déplacés puisque volontaristes. Pour Bacon, tout se passe comme si l’histoire était sans commencement. Et si, pour une raison obscure, elle devait à tout prix en avoir un, il ne daterait certainement ni de la fin du xixe siècle ni de 1913. "Mon musée est peuplé d’œuvres de certains peintres de substance", dit-il un jour avec hauteur. Suivent pêle-mêle les références à l’art égyptien, à Vélasquez, Seurat, Rembrandt, Cézanne, Goya, Picasso, Ingres. Bacon est doué d’admiration critique : non pas la critique des gens raisonnables et historiens de naissance, plutôt celle des solitaires qui préfèrent l’hypothèque sur la vie à la caution sur les biens, et les bars aux manuels d’histoire, sans éprouver le triste sentiment d’avoir renoncé à quelque chose d’important.

Il suffit alors d’être de son temps, non pas en le subissant mais au contraire, en ne cessant de le guetter, de le saisir, de le trahir. La biographie tumulteuse de l’artiste témoigne autant que son œuvre de son appétence insatiable. La vie, et à plus forte raison l’art, ne sont que passages, transitions d’un état à un autre, "émanations" relatives, plus ou moins bien fixées. Ce n’est pas, alors, la rigueur d’un programme esthétique qui importe, mais la singularité de la vie et l’intensité des corps avec lesquels il faudra se battre. L’Abstraction tentait d’incarner le monde sans médiation : Bacon, lui, va reprendre obsessionnellement la figure du corps, va livrer la chair à des séries de métamorphoses hallucinées. "La vie, après tout, de la naissance à la mort, est une longue destruction. Je ne la saisis pas d’une manière plus destructive qu’elle n’est."

La sensation du désastre
Pourtant, la terreur et l’effroi des figures, que restitue une peinture aussi emportée que criante, ne sont pas exactement pathétiques ni morbides. La mort accomplit sûrement son travail, et avec une violence presque insoutenable, mais c’est après tout l’indice le plus probant que la vie continue et que le désastre n’aura pas raison d’elle. Bacon revient sans cesse sur cette idée qui, littéralement, habite ses œuvres. C’est alors que se justifie la peinture, qui participe elle aussi de cet instinct de préservation et donne moins à voir qu’elle ne donne à sentir, comme l’expliquait Deleuze dans un ouvrage qui a fait date. Les tableaux de Bacon sont moins des représentations que les restitutions d’états perceptifs extrêmes, transcriptions déchirantes de sensations de l’être.

Rien d’étonnant que sa peinture exerce une telle fascination, et qu’elle puisse réconcilier, comme par un accident plus révélateur que n’importe quelle mode, modernistes et tenants du classicisme. Elle défait les antagonismes idéologiques et esthétiques aussi sûrement qu’elle inquiète le regard et la chair même du spectateur. Impossible de ne pas être concerné par cette violence universelle dont on a souligné à plusieurs reprises les capacités d’anticipation. Les outrages et les menaces que subit le corps dans le décor insaisissable du monde constituent sans aucun doute un thème intemporel, mais Francis Bacon lui a donné une intonation qui croise avec une précision familière les angoisses millénaristes.

BACON EN QUELQUES DATES
1909 : Naissance de Francis Bacon à Dublin, dans une famille anglaise. Son père, avec lequel il se brouillera dès ses dix-sept ans, est éleveur de chevaux. Asthmatique, Bacon est éduqué par un précepteur.
1928 : Le jeune Bacon séjourne à Berlin et Paris, où il découvre une exposition Picasso qui le bouleverse.
1929 : S’installe à Londres et devient décorateur. L’année suivante, il commence à peindre à l’huile.
1933 : Expose Crucifixion à la galerie Freddy Mayor.
1936 : Essuie un refus à l’Exposition surréaliste internationale. En 1937, il détruit la quasi-totalité de sa production.
1954 : Représente la Grande-Bretagne, en compagnie de Ben Nicholson et Lucian Freud, à la XXVIIe Biennale de Venise.
1962 : Rétrospective à la Tate Gallery, puis au Guggenheim en 1963. Réalise le premier de ses triptyques.
1971 : Rétrospective au Grand Palais, à Paris. Les expositions se succèdent à Paris, notamment à la galerie Claude Bernard et à la galerie Lelong.
1992 : Meurt à Madrid, au mois d’avril.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : Francis Bacon, un peintre pour la fin du siècle

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