Art contemporain - Biennale

PARCOURS PRINCIPAL

Et le « Monde… » tint ses promesses

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 21 septembre 2022 - 997 mots

LYON

Dans « Un monde d’une promesse infinie », qui se déploie sur plusieurs sites, les œuvres ne traitent pas toutes nécessairement de la fragilité, thème de l’édition, mais beaucoup sont particulièrement fortes.

Lyon. Intitulée « Un monde d’une promesse infinie », l’exposition principale de la Biennale se tient dans les anciennes usines Fagor ainsi que dans plusieurs autres sites de la ville, notamment aux musées Guimet, Lugdunum, Gadagne ou de Fourvière… Le programme est dense, et globalement d’un excellent niveau ; le parcours, tentaculaire.

Une photographie argentique accueille les visiteurs à l’orée du parcours, dans la halle 1 de Fagor : ce portrait de femme réalisé en camera obscura par Richard Learoyd fait référence par la douceur de sa lumière à l’histoire de la peinture, notamment à l’âge d’or des maîtres hollandais. Tout art a été contemporain, semble postuler la Biennale. « Je ne connais aucun artiste qui se lève le matin en se disant : aujourd’hui je vais faire une œuvre ennuyeuse et déconnectée de mon époque », plaisante Sam Bardaouil, l’un des deux commissaires. Ainsi les statues antiques privées de têtes filmées en plan fixe dans la vidéo Where is My Mind ?, de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, parlent-elles de notre désarroi face à l’afflux des images, leur anachronisme défiant notre absence de mémoire. Quant à la vingtaine de sculptures empruntées au Musée des moulages, rangées sous une sorte d’échafaudage, si les outrages que leur a infligés le temps en sont ici exposés, c’est pour mieux nous rappeler notre propre fragilité, au cœur de cette Biennale.

Scénographie soignée

Le propos de cette édition est remarquablement servi par la scénographie signée de l’artiste et architecte Olivier Goethals. Conjuguant légèreté et précision, ses structures accompagnent la visite de façon fluide, créant une cohérence graphique sans étouffer les œuvres. Les cartels bilingues, concis et factuels, contribuent également au confort de la déambulation, l’ensemble témoignant d’un soin apporté aux détails qui faisait défaut à l’édition précédente. L’immensité des lieux est quant à elle habilement contrebalancée par le choix de réserver cinq grandes halles à des présentations monographiques. Dans la halle 2, l’installation de Daniel Otero Torres [voir ill.], combinant dessins, photos et sculptures, détourne l’iconographie et la violence des manifestations de rue en chorégraphie immobile. Sur une intuition, l’artiste, qui participe pour la première fois à une biennale, a ajouté au dernier moment des fontaines dont le ruissellement ajoute au charme de ce petit havre. On pourra simplement regretter que son voisinage avec une œuvre sonore le parasite quelque peu. La halle 4 est réservée à Hans Op de Beeck, lequel a conçu une vanité géante en forme de parc urbain uniformément gris. Des fanions tristes surplombent cette nature morte comme poudrée de cendres en lui conférant une ironie mélancolique. Habitué des scènes d’opéra, l’artiste a prolongé l’espace par des murs en miroir, et instillé un peu de vie à ce décor de « working class paradise » sinistré en le bordant d’un plan d’eau. On suffoque vite pourtant dans cette atmosphère aseptisée.

Toutes les œuvres ne collent peut-être pas au thème imposé de la fragilité – la fresque en néons d’Abdullah Al Othman, les grands collages multimédia de Philipp Timischl, déjà vus à Art Basel dans le cadre d’« Unlimited » en 2021… ou encore la belle et hypnotique installation Machine Matter de l’artiste bengali Munem Wasif. D’autres sont parfois littérales. Mais l’essentiel n’est-il pas que la sélection ménage des rencontres avec des créations fortes ? C’est le cas de la reconstitution du tribunal militaire par Nicolas Daubanes, qui a eu accès, assisté de l’historien Marc André, aux archives de la guerre d’Algérie, réinterprétées par ces dessins à la limaille de fer (Je ne reconnais pas la compétence de votre tribunal, maquette à l’échelle 1). Son travail est emblématique d’un mouvement artistique empruntant à la méthode de l’enquête documentaire – on en trouve d’autres exemples dans cette édition. Plus conceptuel, Minuit chez Roland [31 décembre], d’Aurélie Pétrel, prend la forme d’un labyrinthe de verre sur les panneaux duquel ont été transférés des tirages photographiques. Formellement proche des Standing Walls de Larry Bell, la pièce séduit par sa beauté plastique et la délicatesse du petit agenda anonyme dont les quelques mots tracés au crayon lui ont tenu lieu d’inspiration. Dans une veine poétique absurde, on reste subjugué par Virgo, la proposition de Pedro Gómez-Egaña, installation performée qui déplace un univers domestique au cordeau dans le champ de l’étrangeté [voir ill.].

L’exercice d’une Biennale, tout particulièrement dans le contexte d’une friche industrielle, oblige à aborder la question de l’échelle monumentale. À ce jeu-là, les sculptures grotesques et colorées, très organiques, d’Eva Fàbregas, suspendues au plafond de la halle, sont un régal photogénique.

À Gadagne et Guimet
L’exploration d’« Un monde d’une promesse infinie » se poursuit au Musée Gadagne, essentiellement pour la superbe vidéo musicale d’Hans Op de Beeck, réalisée dans le cadre du programme « Danser Encore » du Ballet de l’Opéra de Lyon, et qui constitue l’un des clous du parcours. Le Musée Guimet mérite pour sa part une station prolongée, non seulement pour la déliquescence surannée de son bâtiment, fermé au public depuis 2007, mais parce que le lieu accueille plusieurs vidéos fort intéressantes – Morgenstreich, procession rituelle nocturne filmée par Clement Cogitore ; Delphi Demons et Morning Routine, de Kennedy + Swan, fascinantes réflexions sur les progrès de l’intelligence artificielle… Sa grande salle éclairée d’une verrière poussiéreuse offre également un magnifique terrain de jeu à Ugo Schiavi, qui s’en est emparé dans les six derniers mois. Avec Eva Nielsen et Daniel Otero Torres, c’est l’un des trois artistes de la galerie stambouliote The Pill à être présentés dans la Biennale. Sa pièce visuelle et sonore Grafted Memory System (2022), gigantesque architecture de verre et d’écrans habitée par les herbes folles, rappelle l’œuvre de Lois Weinberger (1947-2020), moins dans une glorification du retour à la terre que dans une tentative monstrueuse d’hybridation de la nature avec la technologie. C’est à ce jour son œuvre la plus ambitieuse et la plus aboutie. Les Biennales permettent ce genre de révélation, et d’accomplissement.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°595 du 23 septembre 2022, avec le titre suivant : Et Le « Monde… » tint ses promesses

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