Art moderne

Dufy & Dufy - Un frère peut en cacher un autre

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 18 avril 2011 - 1663 mots

Au jeu des comparaisons, le musée Marmottan-Monet à Paris a choisi de rassembler les deux frères Dufy, Raoul, l’aîné, et Jean, le cadet, pour mieux étudier leurs ressemblances et leurs dissemblances. Confirmation et révélation.

Qui dit Dufy pense ordinairement Raoul. Peu nombreux sont ceux qui y associent le prénom de Jean. Et pourtant, l’auteur de la magistrale Fée Électricité, peinte à l’occasion de l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937, n’est pas le seul à pouvoir revendiquer tout à la fois de porter ce nom et d’être peintre. Si l’on connaît bien l’œuvre de Raoul Dufy (1877-1953), on ignore généralement celle de Jean (1888-1964), son frère cadet. Les onze ans qui les séparent, à leur naissance comme à leur mort, auront toujours injustement cantonné l’un dans l’ombre de l’autre. Intitulée « Raoul et Jean Dufy, complicité et rupture », l’exposition que présente le musée Marmottan-Monet est l’occasion de faire le point sur ce qui les rassemble et les distingue. Sur leurs parcours, individuels et croisés, que mêle indéfiniment le même sens festif de la couleur.

Matisse, le tout-puissant
Tous deux natifs du Havre, les frères Dufy sont nés dans une famille qui nourrissait un amour passionné pour la musique dans une ville dont le tableau de Monet, Impression soleil levant, figurant l’entrée du port du Havre, est à l’origine de l’impressionnisme. Aussi, n’est-ce pas par hasard que figurent parmi les toutes premières œuvres de Raoul Dufy tant une Plage de Sainte-Adresse (1901) qu’un Orchestre du Théâtre du Havre (1902). Si la mer et la musique constituent les deux vecteurs fondamentaux de la démarche de l’artiste, Raoul Dufy aspire, la trentaine à l’horizon, à ne plus « représenter les objets sous leur forme extérieure », et déclare : « Parvenir à rendre non pas ce que je vois, mais ce qui est, ce qui existe pour moi, ma réalité, voilà tout le problème. »

Au Salon d’automne de 1905, fortement impressionné par l’exemple rugissant de ceux que l’on allait bientôt appeler les fauves, Raoul libère son pinceau et laisse éclater sa palette, comme en témoigne sa Rue pavoisée de 1906. Invité à rejoindre le groupe que Berthe Weill expose dans sa galerie, il se heurte alors à Matisse qui joue de son pouvoir fédérateur : « Ah non, ce petit jeune homme qui veut se faufiler parmi nous, nous n’en voulons pas ! Mettez-le à côté dans l’autre salle si vous le désirez », tonne ce dernier à l’adresse de la galeriste.

Cette année-là, alors que Raoul participe à une exposition organisée par le Cercle de l’art moderne, son frère Jean est à son tour frappé par la Fenêtre ouverte à Collioure (1905) qu’y expose Matisse. S’il ne songe pas encore à faire une carrière artistique, il s’engage comme secrétaire du commissaire à bord d’un transatlantique, ce qui lui vaut de visiter une quinzaine de fois New York, puis effectue son service militaire de 1909 à 1912.

À Montmartre au début du siècle
Pendant ce temps, Raoul, qui a fait la connaissance de Braque et l’accompagne à l’Estaque l’été 1908, marque son intérêt pour une peinture davantage construite, suivant en cela les recommandations prônées par Cézanne de « traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône ». L’influence que l’art de ce dernier exerça sur lui trouve alors toutes sortes d’échos dans son œuvre. Non seulement dans sa peinture, mais aussi dans le travail de gravure sur bois qu’il réalise en 1910 en illustrant Le Bestiaire de Guillaume Apollinaire. Voire dans tout le travail d’imprimé sur étoffes qu’il développe dès 1911, date à partir de laquelle il entame une collaboration fructueuse tant avec le couturier Paul Poiret qu’avec le soyeux lyonnais Bianchini-Férier.

Au début des années 1910, Raoul et Jean Dufy sont tous deux installés à Montmartre, le premier impasse Guelma, le second square Caulaincourt. Ils fréquentent les mêmes artistes – Friesz, Braque, Derain, Picasso, etc., bref, tout ce que le quartier compte de figures pionnières – et Jean, qui s’est engagé dans la même voie que son frère, travaille pour la maison George de Lyon, exposant dès 1914 chez Berthe Weill une série d’aquarelles aux motifs de fleurs, de paysages et d’animaux. Quoique mobilisé sitôt la guerre éclatée, il continue à peindre et réalise le décor Salonique pour les porcelaines Haviland. Raoul, quant à lui, est mis à la disposition du musée de la Guerre et en est nommé conservateur.

Deux carrières parallèles
C’est après le premier conflit mondial, et un nouveau séjour dans le Sud, que Raoul Dufy élabore son style personnel. Le principe essentiel de sa méthode picturale est qu’il faut distinguer entre le réel et la vision du réel, ce que Delacroix différenciait en parlant de « réalisme littéral » et d’« apparente réalité ». Ce qui peut être mesuré et calculé n’est pas identique à ce que voit l’œil.

Aussi Dufy échafaude-t-il sa propre conception de l’espace : « Dans mes tableaux, dit-il, il n’y a ni terre, ni horizon, ni ciel, les couleurs seules, leur équilibre et leurs rapports réciproques y créent l’espace. » Tandis qu’il décline toute une production de paysages, notamment à Vence où il séjourne volontiers, Jean s’attache pour sa part à l’étude minutieuse de l’effet des « reflets sur les objets », tout en utilisant un vocabulaire de formes architecturées et stylisées pour donner du relief à ses sujets. En 1921, alors que l’aîné expose chez Bernheim-Jeune et s’impose comme l’un des meilleurs coloristes de son temps, le cadet est à la galerie Panardie, mais reste encore très discret.

Les années 1920, qui sont celles-là mêmes des arts décoratifs, sont synonymes pour les frères d’une intense activité. Raoul entame une collaboration avec le céramiste Artigas qui l’entraîne à questionner de plus en plus le mouvement et Jean poursuit celle qui l’unit à Haviland, effectuant le premier tirage du « décor Dufy ». En 1925, à l’occasion de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels, les Dufy sont à la fête : si Raoul fait sensation avec ses quatorze tentures qui décorent la péniche de Poiret amarrée sur les quais de la Seine, Jean remporte avec Haviland une médaille d’or pour le décor « Châteaux de France ». Alors que tous les thèmes de la peinture du premier – scènes maritimes, mythologie, courses de chevaux, etc. – sont pour lui l’occasion de faire exploser les tissus de coton et d’en bouleverser l’impression par la couleur, le second réussit à appliquer l’esthétique du graphisme moderne à la porcelaine fine.

À partir de 1926, l’art de Raoul Dufy connaît une inflexion nouvelle qui repose sur la prise de conscience de la proprioception, à savoir le fait que l’œil perçoit d’abord la couleur avant la forme, d’où leur fondamentale indépendance. Aussi le peintre quitte le principe du point de vue unique pour adopter celui de points de vue différents. Les séries des vues de Nice (1927), des Nus à l’atelier (1928-1930) et des Régates à l’île de Wight (1929) en sont un éclatant témoignage. De son côté, Jean, qui poursuit le travail de porcelaine, multiplie aquarelles et gouaches ; il expose à New York puis s’installe à La Haye-Descartes.

De l’électricité dans l’air
Au milieu des années 1930, les Dufy, qui pratiquent la technique de l’émulsion, redécouverte par un restaurateur du Louvre, Jacques Maroger, vont être complètement accaparés par le projet de commande que reçoit Raoul de la Compagnie parisienne de distribution de l’électricité pour l’exposition de 1937. Le succès considérable de La Fée Électricité que ce dernier s’octroie en toute exclusivité, sans faire aucunement allusion au fait que Jean y a grandement participé, marque le début de leur rupture et contribue à faire de l’ombre à la suite de la carrière de ce dernier.

Au nom seul de Dufy, celle de Raoul connaît une fortune critique internationale. Quoiqu’il soit atteint d’arthrite, il ne cesse de travailler. Installé à Perpignan au début des années 1940, il peint une série de vues de son atelier, commence celle des Dépiquages puis des Cargos noirs (1941-1945), décidé à réduire sa palette de façon conséquente. « Je redeviens tonal », disait-il, expliquant comment il composait son tableau dans un seul ton, rouge, bleu ou jaune, et s’appliquant à le moduler par une couleur d’accompagnement.

Au tournant des années 1950, Raoul Dufy peint encore quelques vues du Havre et réalise des décors pour une pièce de Jean Anouilh. Il expose ici et là aux États-Unis, séjourne au Mexique et reçoit comme une consécration, en 1952, le Grand Prix international de peinture de la XXVIe Biennale de Venise. Installé à Forcalquier, dans le Sud, il y décède l’année suivante, deux jours après l’arrivée du printemps.

Après l’aventure de La Fée Électricité qui s’est conclue par une rupture entre les deux frères, Jean Dufy partage son temps entre Paris et l’Indre-et-Loire où il demeure, peignant tour à tour des vues de la capitale et des paysages de campagne dans un style nouvellement synthétique. Alors qu’en France son art, simple, harmonieux et coloré, est tenu en marge tant est grande l’aura de son aîné, il rencontre outre-Atlantique un vrai succès et sa réputation ne cesse de croître.

À l’écart des remous d’un monde de l’art qui se repaît plus volontiers du médiatique que du discret, Jean Dufy multiplie les voyages à travers toute l’Europe et en Afrique du Nord. Il s’en inspire et en rapporte toutes sortes de travaux peints et dessinés qui s’offrent à voir comme les témoins d’un journal au quotidien. Fort appréciés d’un petit cénacle d’amateurs éclairés, ils constituent une œuvre singulière qui ne doit rien aux mouvances d’après-guerre, mais confirme jusqu’à la mort de l’artiste, en mai 1964, son choix initial d’une peinture indépendante, subtile et haute en couleur. 

Repères

1877 Naissance de Raoul Dufy.

1888 Naissance de son frère Jean.

1905-1906 Découverte des peintures fauves de Matisse.

1912 À Montmartre, côtoient Braque, Picasso, Derain et Friesz.

1914 La galerie Weill expose des aquarelles de Jean.

1920 Raoul réalise les décors du Bœuf sur le toit de Jean Cocteau et Darius Milhaud.

1925 Les deux frères participent à l’Exposition internationale des arts décoratifs au Grand Palais.

1936 Ils collaborent au décor La Fée Électricité.

1953 Mort de Raoul.

1964 Décès de Jean.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Raoul et Jean Dufy, complicité et rupture », jusqu’au 26 juin 2011. Musée Marmottan-Monet, Paris. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Fermé le lundi. Tarifs : de 5 euros à 10 euros. www.marmottan.com

Raoul Dufy et la guerre. Mobilisé au début de la Première Guerre mondiale, Raoul Dufy crée à partir de 1915 des estampes, livres et textiles à la gloire des troupes françaises et alliées. L’exposition « Raoul Dufy, l’œuvre de guerre : Épinal tricolore », présentée au musée départemental d’Art ancien et contemporain d’Épinal en partenariat avec le Centre Pompidou, propose de découvrir des œuvres inédites d’un moment peu connu de l’histoire de l’art. Du 14 mai au 19 septembre 2011. www.vosges.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°635 du 1 mai 2011, avec le titre suivant : Dufy & Dufy - Un frère peut en cacher un autre

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