Du dessin à la vidéo, du cinéma au dessein

Les techniques croisées des artistes contemporains

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 22 mai 1998 - 1660 mots

Alors que quelques voix archaïques réclament encore à corps et à cris un retour au dessin, de nombreux jeunes artistes ne les ont pas attendus cette cabale pour ériger le crayon et le papier en principaux vecteurs de leur expression artistique. Cependant, cette attirance, souvent féminine, pour la technique la plus élémentaire n’en exclut pas moins un vif intérêt pour des champs plus récents, notamment la vidéo. D’autres franchissent en revanche une frontière psychologique certaine, dépassant les circuits traditionnels de production et de diffusion des arts plastiques, pour se lancer dans le monde du cinéma.

“Un dessin, une entreprise…” Cette formule de Fabrice Hybert, tirée de son entretien avec Frédéric Bouglé 1-1=2 (éditions Joca Seria), est révélatrice de l’importance de cette technique dans l’œuvre de l’artiste français. Souvent, en effet, ses grands projets – prototypes d’objets en fonctionnement, studio de télévision à la Biennale de Venise 1997… – prennent naissance à la pointe de son crayon. “Un des principes de la formulation des dessins ou objets inscrits dans ces peintures, c’est l’idée de la digestion des données, qui a mis en évidence ensuite le principe fondamental de l’intérieur du corps analogiquement inversé avec l’extérieur, précise-t-il dans le même entretien. Cette notion d’inversion m’est utile, très souvent, pour l’élaboration des glissements entre les étapes de mon travail. Le lieu privilégié de l’inversion est le dessin. Il est le seul support où l’osmose est sur le point d’être commise”.

Ce moyen d’expression est souvent  le plus rapide et le plus expérimental pour formuler plastiquement ses idées. “Le dessin permet de représenter des situations moins figées, de réaliser des esquisses, d’élaborer des projets, souligne Claudia Müller qui, avec sa sœur Julia, s’exprime beaucoup par ce médium. En peinture, les gestes et la manière de travailler exigent plus de concentration, et l’attention est monopolisée par des questions de forme, de représentation, par la composition, la couleur, les tons et les nuances. Le dessin est plus direct, plus vif, plus léger, plus intense. Il permet de se focaliser plus rapidement sur une idée précise. La réflexion est vraiment concomitante à sa mise en forme plastique”. La technique particulière du dessin permet de saisir les scènes de façon plus diaphane, plus abstraite, de capter des moments plus diffus. Elle demande moins de préparation et offre donc aux artistes une plus grande liberté.

Représentation féminine
Une certaine permanence de la représentation humaine constitue l’une des caractéristiques les plus remarquables du dessin contemporain. “Tous les dessins sont liés au corps”, déclarait par ailleurs Fabrice Hybert (Limelight, mars 1993). Les œuvres que conçoit la Suissesse Miriam Cahn depuis les années soixante-dix – notamment ses grands fusains, parfois réalisés dans l’espace public – s’attachent en particulier au rôle clé que joue le corps dans l’art contemporain. Son art fait la part belle aux chairs déformées, à l’homme-monstre. La question de la condition féminine est également au centre de son travail. Cette préoccupation est d’ailleurs au cœur de l’œuvre des travaux de nombreuses artistes attachées au dessin. Une autre Suissesse, Silvia Bächli, s’intéresse également à la représentation féminine, mais loin d’un point de vue idéologique, en préférant se concentrer sur les variations de la forme. L’accrochage tient une place non négligeable dans son travail puisque, mûrement réfléchi, ses œuvres sur papier sont toujours exposées groupées, créant une modulation sur la surface du mur, dans un équilibre qui est proche de celui qui règne par exemple dans son atelier. Anne-Marie Schneider s’intéresse elle aussi à la condition de la femme et à la sexualité. Ses dessins mettent en scène des personnages plus ou moins monstrueux – des corps qui semblent parfois s’intégrer à une machine –, mais généralement avec une bonne dose d’humour, qui n’est pas non plus absent des dessins de la Britannique Georgina Starr. Depuis quelques années, celle-ci joue et rejoue des scènes inspirées par ses souvenirs d’enfance, notamment à travers des séries de dessins qui sont quelquefois proches dans l’esprit de la bande dessinée. Il en est ainsi des planches issues de son livre d’artiste, Starvision (1997, coédité par les galeries Anthony Reynolds et Philippe Rizzo). Dans ces œuvres, qui relatent des histoires comme celle de Daniel – il a la particularité de disposer de quatre personnalités –, Starr adopte un trait volontairement enfantin, correspondant au contexte psychologique de la narration.

Emma Peel, Natassia Kinski ou Lady Di…
La question du portrait est également récurrente. Claudia et Julia Müller ont réalisé des séries de dessins de leurs amis en les recontextualisant parfois grâce à des indices de personnalité. Ces œuvres quittent souvent le papier pour être agrandies sur des murs, et présentées dans des atmosphères diaphanes qui incitent à la réflexion, au calme et au repli sur soi. Les dessins de Marlene McCarthy, une Américaine qui a étudié à la Schule für Gestaltung de Bâle, de 1978 à 1983, mettent en scène des victimes de faits divers ou des adolescents délinquants. Ses portraits en grand format représentent par exemple Marlene Olive, qui a défoncé avec un marteau le crâne de sa mère le 21 juin 1976, en Californie. Les portraits dessinés de Karen Kilimnik ont un côté bien plus glamour. L’artiste, qui se dit largement influencée par les séries télévisées, spécialement par Ma sorcière bien aimée, ou par des peintres britanniques du XVIIIe siècle comme Thomas Lawrence ou Henry Raeburn, nous propose des images en noir et blanc ou rehaussées de couleur d’Isabelle Adjani, B.B., Madonna, Emma Peel, Natassia Kinski ou Lady Di.
Il est assez troublant de constater que le dessin est aujourd’hui très en vogue chez les artistes femmes. Claudia Müller a son idée sur la question : “Je pense que les femmes aiment rester dans des conditions suspendues ou mal définies, ce que permet le dessin. En généralisant un peu, j’ai le sentiment que les hommes cherchent plus souvent à trouver des solutions ou à proposer des positions fermes. Mais dire que les hommes sont comme ça et les femmes autrement, c’est une vieille histoire, même si nous jouons encore avec ces vieilles règles. Les femmes aiment certainement plus cette technique à cause de la fragilité des traces, de cette possibilité de se mouvoir qui existe dans le dessin”.

La caméra, comme un crayon
Autre fait marquant, les artistes qui s’adonnent au dessin sont souvent amenés à s’intéresser à la vidéo. Les deux techniques permettent en effet de saisir très rapidement et très facilement un événement extérieur et/ou de formaliser une idée. Pour Claudia Müller, “la caméra, c’est comme le stylo ou le crayon. Dans les deux domaines, il y a le moment immanent. C’est une caractéristique commune”. Avec la vidéo, le passage est franchi de l’image fixe à l’image animée, qui permet de montrer une action dans son intégralité, de produire des œuvres plus dynamiques. Souvent, pour ces créateurs, il s’agit simplement d’introduire le mouvement dans un univers qui ne change pas pour autant. Même l’idée de montage, qui semble à première vue inhérente à la vidéo, resurgit parfois. “On peut parler d’un expérience, mais plus loin qu’une expérience, d’une idée, déclare le Français Franck Scurti. L’expérience est rationalisée par toute la technique du montage en vidéo, d’épuration. De même, pour l’objet, je travaille par le design et j’essaye de rationaliser les choses. Dans ce que je fais, l’idée de montage est toujours très présente”. “Nous manipulons sans cesse les images, assure de son côté Julia Müller, en enlevant les éléments qui nous semblent pas intéressants ou en déformant un peu les silhouettes. Cette manipulation est aussi plus facile à faire dans le dessin ou dans la vidéo”. Monter, c’est avant tout choisir des images, comme dans toute production artistique. Un grand nombre d’artistes insistent cependant sur l’absence de frontière entre les différentes techniques qu’ils utilisent. “Pour moi, il n’y a pas de séparation entre la forme et le fond, affirme Franck Scurti. Je choisis toujours le support le mieux adapté à mon idée. Dans mes travaux, il existe toujours une idée globale qui ressort, et après je m’attaque à d’autres problèmes. Cela passe par toute une trame, qui peut être politique, phénoménologique, esthétique. Je m’attache ensuite à la meilleure façon de la concrétiser. Quand je fais Chicago Flipper, ce n’est pas très loin de quand je fais une boîte de conserve ou une chaise”.

Changer de dessein
La différence fondamentale entre dessin et vidéo réside justement dans la temporalité qu’ils induisent. Le dessin se livre d’emblée au spectateur, alors que ce dernier ne saisit souvent que des bribes des vidéos présentées dans les expositions. “Pour moi, il y a une évidence : le temps de la vidéo ne correspond pas au temps de l’exposition, déclare Franck Scurti. Quand j’ai fait la vidéo avec le savon, elle fonctionnait sur l’idée de passage. On peut s’asseoir dans les fauteuils en forme de coquillage, mais on n’est pas obligé de rester. Il y a un début et une fin, mais, finalement, elle est conçue pour être un moment, un passage. Avec Chicago Flipper, j’ai fait le contraire, c’est-à-dire essayer d’impliquer, d’aller très vite, au plus vite. J’aime bien aussi les décalages comme Dirty, que je considère comme un choc. La vidéo ne m’intéresse pas pour une narration. Je ne fais pas d’histoire”.
D’autres créateurs ont en revanche franchi le pas de la narration. Prenant acte des limites de la réception des vidéos dans les expositions, ils se sont tournés vers l’industrie cinématographique. Ainsi l’Américain Robert Longo a réalisé un film futuriste d’aventure et d’action dans la plus pure tradition du genre : Johnny Mnemonic. Sophie Calle a également sorti en salles son film-reportage, No sex last night. Après Julian Schnabel et son Basquiat, la photographe Cindy Sherman a réalisé Office Killer, pseudo-parodie d’un “serial-killer movie”, accueilli de façon mitigée par la critique. Pierrick Sorin devrait bientôt sortir un film, lui aussi. Après que l’on eut parlé d’appliquer aux arts plastiques des méthodes de production inspirées de celles du cinéma, certains créateurs n’ont pas tardé à renverser la proposition et à passer directement au 7e Art, quitte à changer de dessein.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : Du dessin à la vidéo, du cinéma au dessein

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