Art moderne

Contre Magritte !

Par Pauline Vidal · L'ŒIL

Le 12 février 2018 - 2415 mots

Le prince du surréalisme belge appartient au panthéon des artistes majeurs du XXe siècle. « C’est plus qu’un artiste », confie le peintre belge Michaël Borremans, qui le qualifie de « dieu de l’art moderne ». Pourtant, Magritte ne fit pas toujours l’unanimité. Cet « affreux jojo, truand, peintre dans l’âme, fictionnaliste », comme le décrit l’artiste François Curlet, fut à l’origine de quelques secousses artistiques. À l’issue d’une « année Magritte », enquête sur les résistances et oppositions que sa personne et ses œuvres ont pu susciter.

Après ses études à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, René Magritte (1898-1967) fait ses gammes auprès d’artistes d’avant-garde abstraits, comme Flouquet ou Servranckx, avant de passer à « l’image nécessaire ». Pour Michel Draguet, directeur du Musée Magritte à Bruxelles et auteur d’une biographie de l’artiste, le parcours de Magritte et sa complicité avec le galeriste Van Hecke contribuèrent à renforcer la suspicion des anciens de Correspondance (principal organe du surréalisme belge) auxquels Paul Nougé avait imposé la nécessité d’un effacement personnel. Assez vite toutefois, les réticences se dissipent et Magritte intègre le groupe surréaliste.

La jalousie parisienne
Les plus grandes résistances à l’œuvre de Magritte vont se jouer à Paris. En 1927, ce dernier quitte Bruxelles pour s’installer en région parisienne, au Perreux-sur-Marne, espérant être adoubé par la centrale parisienne officielle. Mais les choses ne se passent pas tout à fait comme il l’a rêvé. En bon représentant des surréalistes belges, Magritte ne porte aucun intérêt à la question de l’automatisme psychique que pratiquent des artistes comme Miró ou Ernst, de même qu’il garde une certaine distance avec le Parti communiste. De plus, comme le souligne Gérard Durozoi qui a écrit une Histoire du mouvement surréaliste,à son arrivée, Magritte n’est pas très connu par les Français, et il ne se montrera pas très à l’aise dans la pratique des débats d’idées qui se tiennent régulièrement dans les cafés et les restaurants.

Au printemps 1928, il n’est impliqué ni dans la publication du livre de Breton Le Surréalisme et la Peinture, ni dans l’exposition surréaliste qui se tient à la galerie Au Sacre du Printemps. Certes, grâce aux tableaux-mots et à son célèbre texte « Les Mots et les Images » qu’il publie dans le numéro 12 de La Révolution surréaliste, il réussit à s’intégrer. Mais le rapprochement sera de courte durée. Le 14 décembre 1929, lors d’une réunion chez Breton, Magritte et ce dernier s’affrontent à propos d’une croix que son épouse Georgette porte autour du cou. Alors que Breton lui demande de retirer cet « objet », celle-ci préfère s’en aller, suivie de son mari. La brouille durera deux ans.

Pour le critique d’art Bernard Marcadé, qui vient de signer chez Citadelles & Mazenod une monographie sur l’artiste : « Cette histoire avec Georgette est un prétexte. Ce qui a vraiment posé problème, c’est l’attitude dogmatique et idéologique de Breton. Chez Breton, il y a une dimension mystique de pacotille qui n’intéressait pas du tout les Belges. Magritte a compris que pour être subversif il fallait avoir une position politique. Breton portait une grande cape, il avait les attributs du romantisme révolutionnaire. Au contraire, Magritte, comme les anarchistes du XIXe siècle, pensait qu’il fallait être bourgeois pour pouvoir poser des bombes. Mais ce conformisme tactique ne fut pas compris par Breton. »

Ce conflit isole Magritte physiquement dans sa banlieue du Perreux et le renvoie également à la marginalité et au provincialisme qu’il cultive d’ailleurs avec une certaine fierté. Il n’est que de voir son refus de gommer son fort accent wallon, malgré les conseils de Paul Éluard. Le collage montrant des vaches devant l’Opéra de Paris qu’il publie dans le dernier numéro de la revue surréaliste n’est-il pas, mine de rien, un portrait du groupe français ? Dernier marchand de Magritte, Isy Brachot conclut : « Il y avait une jalousie vis-à-vis de Magritte, ce petit peintre belge qui était au fond l’un des meilleurs représentants du surréalisme. »

Le paroxysme de l’art dégénéré
De retour à Bruxelles en 1930, pour subvenir à ses besoins, Magritte se remet à ses « activités imbéciles » au service de la publicité. En parallèle, il poursuit sa peinture, entouré de ses complices de toujours. La presse locale ne semble pas très favorable à sa peinture, de même qu’elle ne l’est pas en direction des surréalistes dont elle apprécie peu les tentatives subversives. Magritte adresse d’ailleurs une réponse qui n’y va pas par quatre chemins au journaliste Richard Dupierreux, suite à une critique de son exposition au Palais des beaux-arts de Bruxelles, en 1938, en compagnie de Paul Delvaux. « Tout le monde m’assure que vous n’êtes qu’une vieille pompe à merde et que vous ne méritez pas la moindre attention », lui écrit-il.

En pleine guerre, en 1943, Magritte érige l’acte de peindre en acte d’espoir. C’est la période du « surréalisme en plein soleil ». C’est aussi l’origine d’un nouvel ostracisme de l’artiste. Le style lisse et glacé des tableaux-mots laisse peu à peu la place à un surréalisme chatoyant et érotique inspiré par les impressionnistes, qui bascule à partir de la fin de la guerre du côté du grivois et du comique. Magritte ambitionne de rénover le surréalisme historique qu’il juge dépassé au regard de l’horreur que l’Europe vient de traverser. En 1946, il écrit à Breton : « Ce désarroi, cette panique que le surréalisme voulait susciter pour que tout soit remis en question, des crétins nazis les ont obtenus beaucoup mieux que nous […]. Contre le pessimisme général, j’oppose la recherche de la joie, du plaisir. »

La presse conservatrice et collaborationniste voit d’un très mauvais œil cette peinture qu’elle perçoit comme le paroxysme de l’art moderne dégénéré. Après la guerre, la critique ne sera pas plus tendre, allant de pair avec le rejet des marchands. Le journal Le Soir, souligne Gérard Durozoi, « persiste dans ses comptes rendus malveillants, reprochant à Magritte ses études puériles, son introspection superficielle dont la véritable fin en soi ne serait qu’un amusement futile sans profondeur ni fondement intellectuel ».

La riposte « vache »
En juin 1946, Magritte se rend à Paris avec Mariën pour convaincre André Breton et les surréalistes parisiens de la nécessité de rénover le surréalisme, en vain. Ils ne récoltent que désapprobation et sarcasmes. Le pape du surréalisme ne fléchit pas d’un iota et condamne sans appel cette prise de position. Refusant catégoriquement de signer le tract « Le surréalisme en plein soleil », la réponse de Breton est lapidaire : « Antidialectique et par ailleurs cousu de fil blanc. » Nougé et Magritte répliquent : « Le fil blanc est sur votre bobine. Mille regrets. » Le rejet dont Magritte est victime ravive la violence qu’il manifesta dans sa jeunesse. Durant le printemps et l’été 1946, dans un esprit de révolte dadaïste, il imagine avec Nougé et Mariën trois tracts (L’Imbécile, L’Emmerdeur et L’Enculeur) qui règlent ses comptes à la morale bourgeoise. « Cette violence entérinera certaines dissensions au sein de la mouvance surréaliste. Magritte assume pleinement cette radicalisation. La riposte “vache” couve. Elle s’adressera à ses compagnons de route, incapables d’accueillir sa nouvelle peinture », explique Michel Draguet.

En 1947, Magritte saute sur l’occasion d’exposer à Paris, dans une galerie du Faubourg-Saint-Honoré, produisant en cinq semaines dix-sept tableaux et une dizaine de gouaches. Des sujets exubérants et grotesques sont réalisés dans des tons criards et dans une facture expéditive. Le texte d’introduction de Scutenaire, « Les Pieds dans le plat », ne fait que renforcer la provocation de la proposition magritienne. « On veut bien vous dire merde poliment, dans votre faux langage, écrit Scutenaire. Parce que nous, les péquenots, les mangebouses, on n’est pas à une façon près… »

Aucune vente ne se conclut. La presse ne se manifesta même pas, mais la cible était atteinte. Cette opération, au parfum de scandale, constitua un manifeste explosif contre l’arrogance des défenseurs de l’idéologie de Breton. « Magritte se livre à un véritable sabotage de l’histoire de l’art, du surréalisme et de son propre art de peindre… », conclut Marcadé. L’artiste dira, sur le ton de la boutade : « C’est ma tendance : le suicide lent. » Il faudra attendre la fin des années 1980 pour assister à la réhabilitation de cette période.

Magritte, « un piètre sot »
En parallèle, on note aussi des tensions au sein du groupe belge, notamment vis-à-vis du poète Marcel Lecomte auquel Magritte adresse une lettre cosignée avec Édouard Mesens d’une grande agressivité. « Les surréalistes ne sont pas des rigolos. Ils cherchent à déranger, à bousculer. Les choses s’expriment de manière blessante et violente », souligne Philippe Dewolf, journaliste et spécialiste de l’œuvre de Lecomte. Jean Paulhan, dans un échange épistolaire daté de 1947, évoque ces tensions, semblant prendre parti pour Lecomte. « J’ai toujours pensé que Magritte était un assez piètre sot », confie-t-il.

Les relations se dégradent aussi entre Magritte et Paul Nougé qui, victime d’une jalousie maladive d’après Michel Draguet, ne supporte pas de voir son « élève » se rapprocher d’autres penseurs non surréalistes comme Alphonse De Waelhens ou Michel Foucault. Un événement en 1952 signe la fin de leur relation : au cours d’un dîner, Nougé se moque de Georgette demandant à Magritte s’il pourrait faire une descente de lit de sa femme, comme il l’avait fait pour son « loulou ».

Mais la brouille la plus significative a lieu avec Mariën. Ce dernier conçoit un tract (« La Grande Baisse ») qui représente Magritte à la place du roi Léopold Ier sur un billet de banque, faisant croire qu’il s’agit là d’une œuvre de Magritte inquiet de la valeur de sa peinture. Le tract est envoyé à l’intéressé à l’occasion de son exposition au casino de Knokke-le-Zoute, en 1962. Breton le reçoit aussi, et félicitera d’ailleurs Magritte croyant que cela venait de lui. Les marchands américains s’indignent, tandis que la police mène une enquête avant d’arrêter Mariën. Au fond, ce dernier est peut-être le seul qui ait véritablement contesté Magritte – il sera aussi le seul à révéler dans ses mémoires, après la mort de Magritte, l’activité de faussaire à laquelle ce dernier se livra pendant la guerre, s’attirant les foudres de sa famille.

Xavier Canonne tente d’expliquer l’épisode de « La Grande Baisse » : « Quelque chose se passe dans les années 1950. C’est une question à la fois politique et personnelle […]. Cela a aussi peut-être à voir avec la gloire naissante de Magritte […]. De plus, ce dernier se désintéresse du Parti communiste (contrairement à Nougé et Mariën) et juge le surréalisme historique dépassé […]. Il entre en contact avec des professeurs de philosophie à l’université. Nougé ne lui parle plus, Mariën très peu. »

Alors qu’il effectue son coup « vache », Magritte met au point avec son marchand américain Iolas une stratégie commerciale basée sur la production en série pour satisfaire les demandes des collectionneurs. Peu armé de scrupules, il tira sur la corde productive, pointe François Curlet. Ce serait presque un exemple d’avant-garde sur la marchandisation et la production intensive réclamées aux artistes actuellement. Mais à l’époque, cela ne fut pas particulièrement bien accueilli. Isy Brachot souligne : « Magritte était du côté des communistes, mais son succès commercial avait quelque chose de très dérangeant, car cela était alors perçu comme une attitude bourgeoise. »

La lente reconnaissance de rené Magritte
Dans les années 1970 et 1980, alors que les prix s’envolent, Magritte désormais décédé est taxé de mauvais peintre, voire de peintre publicitaire. « Quand j’ai ouvert ma galerie à Paris, les critiques d’art et le public n’étaient pas positifs. On était pourtant en 1978. Il suscitait beaucoup d’incompréhension. On me disait « Ce n’est pas si bien peint, c’est un peu plat… », raconte Isy Brachot.

« Au début des années 1970, je le considérais, à tort, comme étant récupéré par un marché réactionnaire et commercial », poursuit l’artiste Jacques Charlier. L’artiste Dirk Braeckman explique quant à lui avoir découvert la puissance de l’œuvre de Magritte dans le Musée des beaux-arts de Houston. « Ce que je percevais avant cela de son travail était le genre de travail que vous voyez partout sur les posters et reproductions. Un travail qui était devenu presque kitsch. »

« Durant mes études, souligne Wim Delvoye, dans les années 1980, je ne me rendais pas compte que Magritte était un artiste. Je connaissais seulement de lui quelques images que je ne percevais pas comme des œuvres mais comme des images de Tintin ou des cartes postales. De plus, Magritte était un phénomène francophone et urbain à Bruxelles. Dans le nord de la Belgique, on parlait plutôt de Permeke ou de Van den Berghe. Mes profs me disaient que ce n’était pas de l’art, car il lui manquait la qualité plastique de la peinture. »

On ne distinguait pas encore très bien son rôle précurseur dans l’art conceptuel. Broodthaers participa grandement à la mise en place de cette filiation. L’artiste Jacques Lennep aussi. Ne supportant pas le « mystère propre au surréalisme qui verrouillait la pensée de Magritte », ce dernier perçut son caractère précurseur vis-à-vis de l’art conceptuel. Mais, encore une fois, cette reconnaissance ne fut pas immédiate. Jan Fabre se rappelle que, « fin des années 1970, début des années 1980, Magritte était mis de côté par les commissaires et les collectionneurs. Tout le monde était très occupé avec l’art conceptuel, même s’il se révélera être un père du conceptualisme. » Constat similaire chez l’artiste Patrick Corillon : « Pour ma génération, il a été un peu l’emblème de la pop culture. Mais au sein des artistes, il y avait une forme de rejet. Il ne correspondait pas aux canons des avant-gardes et à ce que l’art conceptuel attendait. Il a été dans une forme de purgatoire. »

Il est aussi intéressant de noter que ces artistes contemporains belges ont tenté de contourner Magritte. « On a essayé de contourner Magritte, car il prenait trop de place d’un point de vue médiatique, culturel, marketing », insiste Pierre-Olivier Rollin, directeur du BPS22 à Charleroi. « Quand j’étais jeune artiste, confirme Jan Fabre, j’ai toujours essayé de mettre les images de Magritte à distance, car tous les gens de ma génération en Belgique se référaient à lui. Ils se référaient à son ironie. Je trouvais cela un peu facile. »

Les confidences de Patrick Corillon vont dans le même sens : « Mon histoire avec Magritte a commencé par un malentendu. Il y avait des posters de ses peintures un peu partout, et pour me démarquer, je le critiquais, car cela me semblait trop évident. Pour me définir, j’ai fait du “contre-Magritte” puis, petit à petit, j’ai vu en quoi c’était une œuvre passionnante et profonde. »
 

parcours

1898 Naissance à Lessines, en Belgique

 

1916 S’inscrit à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles
 

1927 Arrive à Paris, rencontre les surréalistes
 

1943 Début de la période « Renoir »
 

1948 Période « vache »
 

1967 Décès à Bruxelles

 

Informations

« Magritte, Broodthaers & l’art contemporain »,
jusqu’au 18 février 2018. Musées royaux des beaux-arts de Belgique, 3, rue de la Régence, Bruxelles. Du lundi au vendredi, de 10 h à 17 h, le week-end, de 11 h à 18 h. Tarifs : 8 à 14,50 €. Commissaire : Michel Draguet. www.fine-arts-museum.be

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Contre Magritte !

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