Art moderne

Comprendre la peinture de Füssli

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 4 septembre 2022 - 1015 mots

PARIS

Majeure, l’exposition abritée par le Musée Jacquemart-André donne à voir les œuvres extravagantes du peintre britannique d’origine suisse Johann Heinrich Füssli (1741-1825), entre romantisme noir et mélancolie savante. Sublime.

1. Le drame antique

Rares furent les artistes aussi fascinés par l’Antiquité que Füssli. Son père, portraitiste et historien de l’art, défend les idéaux néoclassiques et a constitué une collection de copies de sculptures antiques en plâtre. Füssli est familier, depuis ses années zurichoises, des écrits grecs et romains, découverts grâce au philologue Johann Jakob Bodmer, ainsi que des essais théoriques de Johann Joachim Winckelmann, héraut du néoclassicisme qu’il s’évertuera même à traduire. De 1770 à 1778, l’artiste est installé à Rome, épicentre d’une Antiquité qu’il ne souhaite pas mesurée ou austère mais, bien au contraire, ardente et sublime. Aussi, lorsque Füssli s’inspire d’un épisode éminemment mythologique – Achille saisit l’ombre de Patrocle –, il déserte la « noble simplicité », chère à Winckelmann, pour explorer, au graphite, à la craie et à l’aquarelle, les arcanes inquiétants, et presque théâtraux, d’un drame humain. De la conception presque oxymorique d’un « néoclassicisme romantique »…

2. L’influence shakespearienne

En 1764, Johann Heinrich Füssli, 23 ans, effectue son premier séjour en Grande-Bretagne, un pays qui l’adoptera bientôt sous le nom d’Henry Fuseli. Là, le peintre lettré, qui sembla s’essayer dans sa jeunesse à une traduction de Macbeth, conforte son obsession shakespearienne en fréquentant les cercles intellectuels et les théâtres. Entre 1786 et 1790, il est invité à réaliser neuf toiles pour la Shakespeare Gallery de Londres, parmi lesquelles trois empruntent au Songe d’une nuit d’été. De ce dramaturge qui l’obséda sa carrière durant, Füssli fouille volontiers les pages fantastiques, peuplées par une imagination impétueuse. Ainsi du lutin Puck, ici hybridé avec une chauve-souris, jetant un sort sur des voyageurs épouvantés. Cette scène crépusculaire, articulée autour d’un vortex lumineux, prouve l’aisance plastique de son auteur, qui se souvient également de John Milton, dont le Paradis perdu convoquait des espiègleries similaires. Du syncrétisme littéraire élevé au rang des beaux-arts…

3. Le rêve pénétrant

La reine Catherine rêve, Didon s’évanouit, le berger songe. L’activité rêveuse est chez Füssli une obsession. C’est elle qui permet de dire le mystère, ou plus exactement l’intrusion du bizarre dans le réel, quand fantasme et fantastique se rejoignent. L’abdication de la psyché permet l’infiltration du mystère, toujours. Volontiers exubérant, Füssli peut être austère. Là où souvent les femmes convulsent sous les spasmes du rêve, le peintre représente un jeune homme couché à la belle étoile, sur un mamelon rocheux qu’éclaire une lune discrète, quoique centrée. Pas de monstre ou de méduse, juste un homme qui dort dans un soir serein, inaccessible et secret, pénétré par un songe qui nous est refusé, même en rêve. Dans ce siècle des lumières, tout fait sens – l’étincelle de la lune pareille à un phare dans la tempête, l’ombre qui se déploie comme une menace, ou une promesse. Se souvient-on que Füssli apprit à dessiner la nuit à la lueur d’une bougie ? « Quel feu et quelle furie en cet homme », s’exclame Goethe en 1775…

4. La légende nordique

La colonie scandinave est fournie dans la Ville éternelle, où Füssli fréquente le sculpteur suédois Johan Tobias Sergel et le peintre danois Nicolai Abildgaard. Nulle source littéraire ne résiste à l’imagination féconde du Zurichois, capable de transcrire par le pinceau la fureur et le grandiose qui, précisément, traversent la mythologie nordique. Cette toile magnétique fut présentée par l’artiste à la Royal Academy of Arts de Londres en vue de son élection au rang d’académicien de plein droit, en 1790. Le héros islandais Thor domine dans le sang le serpent femelle Midgard, sous les yeux apeurés d’Eymer et la figure surplombante du vieux Odin. Mais la narration est presque ici anecdotique : le sujet donne lieu à une hardiesse plastique, la scène étant figurée selon un raccourci saisissant, da sotto in su, qui fait du regardeur la proie de Thor à l’instar des admirateurs de la voûte de la chapelle Sixtine. Du reste, cette peinture évoque assurément Michel-Ange, cet aîné tant admiré qui, trois cents ans auparavant, sut merveilleusement conjuguer héroïsme et idéalisme.

5. La vision cauchemardesque

En 1781, Füssli peint Le Cauchemar, son chef-d’œuvre, conservé au Detroit Institute of Arts, dont cette version est une reprise. L’œuvre, considérée comme « inégalée pour son originalité et sa conception », est exposée l’année suivante à la Royal Academy, où il attire l’attention de la critique et du public. Cette toile fondatrice, qui confirme sa réputation de peintre de sujets troublants, exerce une influence décisive sur l’imaginaire d’autres artistes et résiste depuis des décennies à l’interprétation. Que signifie ce cauchemar ? Une femme accostée par l’objet même de son rêve ? La transcription littérale des démons peuplant les songes noirs ? L’incarnation sublimée d’un amour perdu, contrarié ? Le biographique peut-il rejoindre le mythographique ? Cette toile révèle le génie de Füssli, capable d’électriser les noirs de lueurs énigmatiques et de transformer une femme endormie en Olympia de nuit. Quant au cheval et au diablotin, ils redoublent la dimension érotique d’une toile inoubliable, en tous points iconique.

6. Sublime et excentricité

En 1757, le philosophe irlandais Edmund Burke publie un essai sur le sublime, lequel marque le passage du néoclassicisme au romantisme, fondé sur les maîtres-mots de crainte, grandeur, élévation et providence. Proche du poète et physionomiste Johann Kaspar Lavater, affirmant qu’il était « force tempérée, plénitude et silence ! Férocité du guerrier – et suprême sublimité », Johann Heinrich Füssli parvient à apparier la nature et le surnaturel, la « tempête » et la « passion », le drame et le grandiose. William Blake, dont Füssli est proche sans épouser le mysticisme, confiera qu’il est le « seul homme au monde qui ne [l]’ait pas mis à deux doigts de vomir ». Saluée par les surréalistes, son excentricité lui vaut des éloges. Aussi, comment, face au Songe du berger, ne pas penser aux fantasmagories de Salvador Dalí ou de Max Ernst, quand le monde est un réservoir d’extravagances et d’exubérances, de licences et de transgressions, quand le sublime devient enfin excentrique ? Le génie n’est plus rationnel ni équilibré : seuls priment désormais le tempérament et le débridement.

« Füssli, entre rêve et fantastique »,
du 16 septembre 2022 au 23 janvier 2023. Musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann, Paris-8e. Tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 16 à 9,50 €. Commissaires : Christophe Baker, Andreas Beyer et Pierre Curie. www.musee-jacquemart-andre.com
« Füssli, entre rêve et fantastique, »
Culturespaces et Fonds Mercator, 208 p., 32 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°757 du 1 septembre 2022, avec le titre suivant : Comprendre la peinture de Füssli

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