Chypre, à la croisée des chemins

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 20 décembre 2007 - 905 mots

Navigateurs et marchands habiles, les Phéniciens accostèrent sur l’île de Chypre où ils furent en contact, notamment, avec la civilisation grecque. Ce que refusent certains archéologues...

S’il est un lieu qui illustre à merveille le point de rencontre entre les civilisations de la mer Egée et du Proche-Orient, c’est bien l’île de Chypre, située à quelque cent cinquante kilomètres du littoral libanais. Point de hasard si les premiers Phéniciens, en quête d’aventures et de richesses, accostèrent sur cette terre verdoyante, riche en ressources minières et en précieux cuivre.
Dès le Xe siècle — rapportent des sources grecques — le roi de Tyr aurait ainsi fondé Kition (aujourd’hui Larnaka), que les archéologues n’hésiteront pas à baptiser « la Carthage de Chypre » en raison de son importance stratégique. La cité devient très vite célèbre pour son grandiose sanctuaire dédié à la déesse Astarté et pour son temple consacré à Melqart, qui a livré de nombreuses effigies de ce dieu...

La rencontre entre deux civilisations
Mais sur place, les colons phéniciens rencontrent des populations de langue grecque déjà installées sur ces rivages. Les traditions mythologiques elles-mêmes se font l’écho de la fondation de cités hellènes par de glorieux héros venus à Chypre après la fin de la guerre de Troie. De cette cohabitation, et parfois même de ces rencontres, naît un art singulier, sorte de creuset et de laboratoire de tous ces flux inter-méditerranéens.
Car comment imaginer que ces peuples d’intrépides navigateurs et d’habiles commerçants n’échangèrent ni objets, ni cultes, ni dieux, sur ce morceau de terre exigu ? Sur le sol de Chypre, transitent ainsi ces œufs d’autruche venus de la lointaine Afrique, ces précieux ivoires et coupes de métal ciselées dans les cités mères du Levant, en même temps que circulent modes de vie et coutumes.
Ainsi, sur la côte orientale, les « roitelets » de Salamine fortement hellénisés se font enterrer avec des offrandes dont la magnificence n’a d’égale que celle des souverains assyriens, tandis que musiciens et poètes déclament avec ardeur des poèmes homériques à l’ombre de leurs palais...

Le refus du naturalisme et de la figuration
Peu d’archéologues, cependant, sont prêts à admettre cette fusion harmonieuse entre civilisation orientale et hellénisme. Comme si l’île de Chypre, pour des raisons évidentes liées à sa récente et douloureuse histoire politique, refusait cette époque où l’héritage grec se trouvait sérieusement concurrencé par les riches apports des cités levantines !
Il faut ainsi toute l’intelligence et l’ouverture d’esprit du professeur Vassos Karageorghis, grand spécialiste de ces régions, pour souligner l’originalité intrinsèque de la civilisation chypriote.
Véritable plaque tournante des échanges entre peuples d’Orient et d’Occident (et ici, la formule n’a rien d’un cliché !), l’île a livré un matériel archéologique d’une richesse exceptionnelle, parfois même sans équivalent avec les découvertes effectuées à Tyr ou à Sidon !
Les artisans phéniciens importèrent ainsi à Chypre de fort belles céramiques, comme cette coupe découverte dans une tombe, près d’Amathonte, dont la forme invite à penser qu’il s’agissait d’une sorte de présentoir pour œuf d’autruche peint. Des statuettes déclinent, quant à elles, à satiété le motif de la déesse Astarté, dont le culte succéda sans heurt à celui de la Grande Déesse, déjà présente dans l’île depuis six mille ans. Les personnages masculins arborent parallèlement des corps cylindriques sur lesquels figurent, bien visibles, des organes génitaux.
Le musée de Nicosie possède ainsi des exemplaires qui évoquent irrésistiblement la saveur érotique
des terres cuites de Picasso ! D’autres, aux traits du visage simplifiés, ressemblent à s’y méprendre aux effigies découvertes en grand nombre dans les sanctuaires de Carthage, d’Espagne ou de Sicile. Plus austères, elles portent le sceau de l’esthétique punique et ce refus du naturalisme et de la figuration...

Les phénicéens, grands amateurs de vases grecs
Mais c’est sans doute avec la production d’objets en ivoire que les Phéniciens se montrent les artisans les plus accomplis. Vraisemblablement importées de Phénicie même, les plaques découvertes dans les tombes « royales » de Salamine rivalisent avec le raffinement des célèbres ivoires du palais de Nimrud conservés au British Museum. On y décèle la « patte » de l’esthétique phénicienne faite d’emprunts subtils et de transpositions. Arborant la couronne de la Haute et Basse Égypte, les sphinx dégagent une souplesse et une nonchalance étrangères à l’art pharaonique. Au raffinement de la ligne se greffait la luxuriance de la couleur grâce au jeu de multiples incrustations... Dans cette ambiance éclectique de peuples et de religions, une culture orientalisante naquit ainsi à Chypre à l’aube du VIIe siècle, avant de se répandre dans toute l’aire méditerranéenne.
Tandis que les Phéniciens se piquaient de collectionner des vases grecs (on a découvert dans leurs tombes de splendides exemplaires de l’époque géométrique), les Grecs, puis les Étrusques raffolèrent du luxe levantin ! Soit une fascination réciproque qui devait sombrer, quelques siècles plus tard, dans les guerres médiques, puis la destruction de Carthage par les Romains, en 146 avant notre ère. L’île de Chypre, quant à elle, porte encore les stigmates de cette profonde césure entre Orient et Occident...

Repères

Vers 7”‰000 av. J.-C. Premières installations humaines à Byblos. 1”‰180 av. J.-C. L’invasion de la Mésopotamie par les peuples de la Mer marque le début de l’âge de fer. C’est à cette période que le terme « Phéniciens » apparaît. 900 av. J.-C. Installation du comptoir de Kition à Chypre. 814 av. J.-C. Fondation de Carthage par les Tyriens. 332 av. J.-C. Conquête de Tyr par Alexandre le Grand. Disparition de la Phénicie.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « La Méditerranée des Phéniciens, de Tyr à Carthage », jusqu’au 20 avril 2008. Commissaire : Badr-Eddine Arodaky. Institut du monde arabe, 1, rue des fossés Saint-Bernard, place Mohammed V, Paris Ve. Métro : Jussieu, Cardinal Lemoine et Sully-Morland. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10”‰h à 18”‰h. Tarifs”‰: 10”‰€ et 8”‰€, tél. 01 40 51 38 38

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°598 du 1 janvier 2008, avec le titre suivant : Chypre, à la croisée des chemins

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