Charley Toorop - Un "réalisme" inspiré

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 23 février 2010 - 1498 mots

Le musée d’Art moderne de la Ville de Paris s’offre une rétrospective de Charley Toorop, peintre réaliste et héroïne discrète de la modernité néerlandaise. Une exposition en forme de rattrapage historique et de recontextualisation d’une scène peu connue.

D'elle on sait bien peu par ici. Sa maison à Bergen au nord des Pays-Bas, aménagée par l’architecte et designer Gerrit Rietveld, son amitié avec Piet Mondrian ou Ossip Zadkine et une vie de femme artiste, menée dans les cercles artistiques néerlandais. Quant à sa peinture, subsistent en mémoire quelques très grands formats à visages rustiques et vigoureusement synthétisés qu’un coup d’œil rapide placerait entre grande tradition picturale, Fernand Léger et une Nouvelle Objectivité transfigurée.
 
De Charley Toorop (1891-1955), on ne sait donc rien ou presque. Du moins en France, faute d’expositions et de traduction de sa riche correspondance. Les Pays-Bas eux-mêmes ont dû attendre les années 1980 et un contexte féministe théorique tout neuf pour exhumer l’artiste après vingt ans de presque oubli.

Un apprentissage dans l’atelier de son père, Jan Toorop
Le MAMVP défriche donc, s’appuyant sur les brefs séjours effectués par l’artiste à Paris et réglant son propos sur celui de la grande rétrospective menée il y a peu par le musée Boijmans Van Beuningen à Rotterdam. Ni imposteur, ni héroïne injustement déclassée par l’histoire, Charley Toorop compte parmi ces figures singulières dont le parcours et l’œuvre précisent la compréhension d’une époque, piochant auprès des « ismes » en cours, des plus audacieux aux plus conservateurs.

Les difficultés seront de taille. À commencer par l’émancipation d’une figure paternelle aussi exaltante qu’écrasante, celle de Jan Toorop (1858-1928), notoire représentant du symbolisme fin de siècle. C’est lui qui forme la jeune Charley dans son atelier. L’enfant est pourtant destinée au violon et y travaille jusqu’à épuisement.
 
Première dépression de la jeune fille qui abandonne la musique. Et se rapproche de son père. En 1955, alors qu’affaiblie par deux attaques consécutives, elle peut à peine parler, elle a encore ces mots devant l’un de ses ultimes autoportraits : « Beau vieux cou, rides se fondent dans plis de la veste […] Du vrai Toorop. Papa était un grand homme. Pas estimé à sa juste valeur. Mais ça viendra. Quand mode passée. Ce qui est grand reste. Le reste disparaît. N’en reste rien, oublié, pfuitt. Décombres. » Et de la peinture du père restera dans la peinture de la fille cette curieuse manière d’adosser son « réalisme » à un socle de souche symboliste.

C’est dans les années 1910 que Charley commence à prendre ses distances avec l’atelier familial. D’abord en amatrice, tentant une peinture très colorée, rouge feu, grenats, violets explosifs d’inspiration luministe, à l’ombre de son père et du siècle précédent. Ça n’est guère qu’après la destruction de sa jeune production par un mari pris d’une crise de démence alcoolique qu’elle peindra de façon plus essentielle. Vitale. On est en 1912. Elle croise déjà Mondrian dans le voisinage duquel elle expose. Tous deux sont alors en dette avec un symbolisme national teinté de spirituel. Toorop a vu Derain, Van Dongen, mais regarde encore du côté d’Odilon Redon tout en commençant à durcir et styliser des figures devenues plus sévères.

Le choix délibéré de la figuration, contre l’abstraction de Mondrian
En 1916, la jeune femme a rejoint le groupe d’artistes Het Signaal qui prend frontalement position contre l’abstraction, y compris celle du groupe De Stijl alors en gestation. Du côté de Charley, l’heure est aux inspirations expressionnistes, il est désormais question de « dissonances vigoureuses », de touches vibrantes et d’expérience mystique de la nature. Elle veut « voir picturalement ce que montre la nature » et par-dessus tout « voir d’un œil inspiré » pour « prendre part au cosmique ». À propos de la voie de l’abstraction sur laquelle s’engage Mondrian, la jeune femme regrette déjà cette négation de « toute correspondance directe entre le regard pictural et le regard naturel ». Là où De Stijl affronte directement le pictural, il lui faut une transposition, voire une transcendance. Sa messe réaliste est dite.

Charley Toorop voue désormais son existence à son art. En été 1924, elle écrit même à son amant du moment : « C’est toujours la même chose : le conflit entre travailler et faire l’amour. Presque impossible de concilier ça – du moins en ce qui me concerne : conflit entre le désir d’être femme et la création artistique. » Bataille perdue, semble-t-il, et sans trop de regrets.
 
C’est à partir de 1927-1928 que se fixe véritablement un vocabulaire, alternant autoportraits, nus, natures mortes et scènes de groupes d’une facture plus sombre, isolant des figures impénétrables, accentuant des traits sans détails pour des volumes clairs, et une composition affirmant d’abord la surface du tableau. Et toujours l’exigence d’un regard « inspiré ». Déjà les motifs débordent, comme trop grands pour la surface. Déjà les toiles imposent ce rapport frontal au spectateur, fixant froid et droit devant. D’une froideur hallucinée. Ou comme dans ses nombreux autoportraits, fixant le miroir qui l’aide à peindre, fixant l’artiste et donc l’acte de peindre, dans un singulier mouvement de boucle réflexive.

Au-delà du clivage figuration-abstraction
En 1927, s’ouvre enfin une première exposition individuelle au Stedelijk Museum. Les critiques sont bonnes et comme le dicte l’époque, ordinairement sexistes. En écho à ses puissantes résonances primitives, on loue ses qualités masculines, on commente un art non féminin – voire antiféminin – désigné comme un signe de force créatrice… Ce dont l’artiste ne s’offusque guère. Toorop est toute à son « travail d’homme » et plaide fermement pour un réalisme habité, posant un regard symboliste sur le monde.

Et elle n’est pas la seule. L’art européen s’engouffre alors dans le supposé « retour à l’ordre » de l’entre-deux-guerres. Nouvelle Objectivité, vérisme en Allemagne, réalisme magique, Valori Plastici, Nieuwe Zakelijkheid aux Pays-Bas, la reprise de la figure et des modèles du passé prend des formes pour le moins hétérogènes, depuis les garants réactionnaires de la grande tradition picturale, jusqu’au désenchantement féroce d’un Otto Dix en passant par les expériences plastiques tentées alors par un Picasso ou un Braque. Un retour à l’ordre qu’il serait bon de rendre à sa complexité, épargnant du même coup un clivage lapidaire entre abstraction et figuration. Le réalisme inspiré de Charley Toorop pourrait bien trouver appui dans cette complexité-là.

Une complexité dont témoigne l’étonnant attelage esthétique dont s’entoure l’artiste et dont elle se fera l’animatrice attentive. Dans sa maison de Bergen, qu’elle occupe à plein temps à partir de 1932 – après un bref et épouvantable mariage et trois enfants qu’elle élèvera seule –, l’artiste brasse générations, engagements politiques et esthétiques. En 1955, à la question : « Qui sont les grands ? », elle répond : « (Henk) Chabot, (John) Rädecker, (Piet) Mondrian, (Fernand) Léger et Bart Van der Leck. » Autrement dit, expressionnisme d’inspiration flamande, sculpture empruntant au cubisme, équilibre de lignes, formes et couleurs et abstraction néoplasticienne. Rien d’étonnant. Charley a même créé en 1926 un groupe d’artistes dans lequel elle voulait réunir des personnalités et engagements aussi disparates que l’architecte J.J.P. Oud, le sculpteur John Rädecker, Mondrian et les peintres Jacob Bendien et Peter Alma. Qu’importent les divergences. Ce qu’il faut considérer, dit-elle, c’est l’énergie qui se dégage de la quête de formes nouvelles.

Qu’un seul Dieu et Maître : « son œuvre »
Si, après guerre, sa peinture se laisse aller à quelques nécessités de comman­de, si les dernières années voient son réalisme combiner des touches d’une précision flatteuse, si elle renoue avec la tradition et les scènes paysannes et d’étranges arrangements de natures mortes et de paysages, qu’il suffise de regarder l’environnement dans lequel Charley Toorop passe ses vingt dernières années pour se convaincre de l’insistance avec laquelle elle se garde de tout dogmatisme.
 
Scrupuleusement photographiée par Eva Besnyö, la belle-fille de l’artiste – future photographe du mouvement féministe néerlandais – la maison de Bergen absorbe l’air du temps, mais sans pour autant suivre d’évangile : tableaux de Mondrian, de l’artiste ou de son propre fils, meubles de Rietveld et de Marcel Breuer, porcelaines, photographies, sculptures, on est bien loin de la stricte organisation des rythmes et des espaces, théorisée par Rietveld et ses épigones. Toorop collectionne, accumule, observe, anime, initie des mouvements, et reçoit.
 
L’exposition parisienne consacre même une séquence au cercle de ses amis. Et dans le catalogue, un épais essai analysant l’une de ses toiles demeurée fameuse – Le Repas des amis (1932-1937) – témoigne encore de la diversité de son cercle. Une fois encore, tout un non-programme. « Surtout pas de principes », martelait-elle. « Je n’ai qu’un seul Dieu et Maître, c’est mon œuvre. »

Biographie

1891
Naît aux Pays-Bas. Son père, Jan Toorop, est un peintre symboliste.

1908
Abandonne ses études musicales pour se consacrer à la peinture.

1912
Naissance de son fils Edgar Fernhout, qui deviendra artiste lui aussi.

1920
À Paris, lie amitié avec Zadkine et Mondrian.

1928
Influence de l’écrivain anarchiste Arthur Lehning.

1940
Durant l’occupation allemande, refuse d’exposer et de vendre ses œuvres.

1947
Paralysée par une attaque d’apoplexie.

1955
Décède suite à une chute dans un train.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Charley Toorop (1891-1955) », jusqu’au 9 mai 2010. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, jusqu’à 22 h le jeudi. Fermé le lundi et les jours fériés. Tarifs : 7et 5 €. www.mam.paris.fr

Dans l’intimité de Charley Toorop. En complément à la rétrospective du MAMVP, l’Institut néerlandais choisit de dévoiler une facette plus intime de Charley Toorop. Celle-ci était entourée d’artistes et d’intellectuels d’avant-garde (Mondrian, Nagy, Lehning, etc.) avec qui elle entretenait une abondante correspondance. C’est ce que retrace l’exposition « Charley Toorop privée » en présentant au public des dessins, des photographies et des documents d’archives. Du 18 février au 11 avril 2010, Institut néerlandais, Paris VIIe, www.institutneerlandais.com/fr.phtml

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°622 du 1 mars 2010, avec le titre suivant : Charley Toorop - Un "réalisme" inspiré

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