Télescopage

Carambolages hasardeux au Grand Palais

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 15 mars 2016 - 744 mots

Le propos audacieux de Jean-Hubert Martin, qui conjugue des œuvres selon des rapprochements formels ou sémantiques semblant parfois aléatoires, est un peu gâché par une scénographie plate.

PARIS - Jean-Hubert Martin est une figure à part dans le monde de l’art. Homme de convictions, il fut à l’origine de manifestations mémorables qui interrogeaient durablement la pensée et la pratique muséologique. On lui doit l’exposition qui a fait date « Les Magiciens de la Terre », où, pour la première fois en 1989, les créateurs originaires des cinq continents, en particulier de l’Afrique, étaient présentés sur un pied d’égalité avec les artistes occidentaux. De même, il initie une pratique de l’exposition fondée sur des rapprochements visuels et sémantiques, remettant en question le classement chronologique ou géographique traditionnel. En 2007 enfin, avec « Artempo » au palazzo Fortuny à Venise, la mise en scène, sans classification préétablie, d’objets et d’œuvres issus de cultures éloignées par la localisation et l’histoire, annonce déjà le « Carambolages » d’aujourd’hui. Cependant, le cadre de ce merveilleux palais vénitien permettait aux différents travaux de rayonner dans l’espace et de plonger le spectateur dans une atmosphère magique. À l’opposé, l’architecture intérieure de l’exposition du Grand Palais n’inspire pas vraiment la poésie. D’autant moins que la scénographie de « Carambolages » n’est pas très imaginative : les œuvres sont accrochées aux murs ou aux cimaises blanches qui scandent l’espace. Selon Jean-Hubert Martin, il s’agit « d’une traversée de l’art universel » où les œuvres « sont ordonnées selon une séquence continue, comme dans un film narratif, où chaque œuvre dépend de la précédente et annonce la suivante ». Sauf que le parcours ne permet pas toujours cette continuité et crée plutôt des séquences indépendantes, plus ou moins convaincantes.

Surprises visuelles
L’exposition est placée sous les auspices de l’Atlas Mnémosyne composé par Aby Warburg, le fameux historien de l’art, le premier à décloisonner le champ artistique pour y inclure des reproductions d’images venant de sources diverses mais aussi de documents. Le tout fixé sans hiérarchie aucune sur des panneaux – la planche 79 de cet Atlas est exposée à l’entrée de « Carambolages ». L’ambition de Warburg, dont les préoccupations se situent au croisement de l’histoire de l’art, de la philosophie, de l’anthropologie et de la psychologie, est une réflexion sur la mémoire et la survivance des thèmes qui traversent l’histoire de l’humanité. Cette volonté se voit incarnée dans la très belle installation réalisée par Anne et Patrick Poirier, une architecture en forme d’ellipse, une métaphore complexe du théâtre de la mémoire, située à l’entrée de l’exposition (Mnémosyne, 1991-1992). En face, l’immense toile d’Erró, La Peinture en groupes. Les Origines de Pollock (1967) figure un télescopage (un carambolage ?) entre de nombreux « héros » de la modernité artistique, une version ironique de la linéarité avec laquelle est souvent narré le récit de l’avant-garde. Puis, commence le véritable parcours ayant pour devise « Écoutez avec vos yeux », autrement dit une invitation à regarder les œuvres en mettant entre parenthèses la taxinomie muséale habituelle. Toutefois, le commissaire, tout sauf naïf, est parfaitement conscient que l’œil vierge, « déconnecté » du cerveau, n’est qu’une illusion. D’ailleurs, après chaque séquence le spectateur a droit à toutes les informations sur les œuvres présentées.

En réalité, le désir de Jean-Hubert Martin, dont le choix évite au possible les artefacts galvanisés, recouverts d’un vernis culturel, est de faire naître des surprises visuelles, de faire jaillir des étincelles par ces rencontres inattendues, parfois incongrues. Procédant par comparaisons, grâce à des liens plus ou moins ténus, on y voit ainsi une suite de diverses expressions faciales (une Tête de caractère de Franz Xavier Messerschmidt, une photographie de Mécanique de la physionomie par Duchenne de Boulogne, un masque nigérien).
Ailleurs, par associations d’idées, on glisse d’une étude anatomique détaillée d’un guerrier par Théophile Poilpot à un lance-fusil Zoulou, à un tapis de guerre afghan décoré de kalachnikovs ou à une épée en provenance des îles Kiribati. Ailleurs encore, ce sont quelques mains ou pieds (en bronze, en peau, en pierre) venant de continents différents qui sont rapprochés. Bref, un foisonnement d’œuvres et d’objets est censé dégager des résonances pour former une partition musicale étonnante. Parfois émerveillé, d’autres fois perplexe, le spectateur expérimente des rencontres pas toujours évidentes entre son propre univers associatif et la vision subjective, fondée indiscutablement sur l’immense culture artistique de Jean-Hubert Martin. Rencontres provoquant surprise et énigme.

Carambolages

Commissaire : Jean-Hubert Martin
Nombre d’artistes : 160
Nombre d’œuvres : 185

Carambolages

Jusqu’au 4 juillet, Grand Palais, Galeries nationales, 3, av. du Général-Eisenhower, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, www.grandpalais.fr, tlj sauf mardi 10h-20h, jusqu’à 22h le mercredi, entrée 13 €. Catalogue, éd. RMN-Grand Palais, 256 p., 200 ill., 49 €.

Légende photo
Vue de l’exposition Carambolages, scénographie : Hugues Fontenas Architecte. © Photo : RMN/Didier Plowy.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°453 du 18 mars 2016, avec le titre suivant : Carambolages hasardeux au Grand Palais

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