BILBAO / ESPAGNE
À Bilbao, l’artiste américaine a métamorphosé le Guggenheim en y déployant ses slogans qui résonnent avec l’actualité.
Bilbao (Espagne). Une exposition Barbara Kruger ne s’oublie pas. Après le MoMA (New York) en 2022, la Serpentine Gallery à Londres et l’Aros Aarhus Kunstmuseum au Danemark en 2024-2025, l’artiste américaine née en 1945 transforme les espaces du Museo Guggenheim Bilbao en un univers critique incisif sur les systèmes de consommation, d’autorité et d’influence qui façonnent nos vies. Aucun espace du bâtiment (vestibule, couloir, escalier, galeries…) où le visiteur ne soit plongé dans une installation textuelle monumentale couvrant sols et murs et accompagnée d’une œuvre sonore réduite à un mot : « Hello », « I love you », « Sorry » ou « Take care », répété par une voix mécanique. Le terme « immersif », trop souvent employé pour des expositions qui ne le sont pas nécessairement, revêt ici tout son sens. Mots, citations ou slogans interpellent le visiteur. Où que son regard se pose, il ne peut y échapper. Déclinés dans des typographies en gras de tailles différentes, et dans des contrastes de couleurs noire, blanche, rouge et verte, ces mots ont une fonction active.
Photomontages, textes imprimés sur papier peint vinyle, installations vidéos et/ou sonores, sculptures LED animées : les œuvres renvoient ici à toute la carrière de l’artiste. Conçus dans les années 1980 et adaptés dans leur présentation au lieu, les slogans des emblématiques Untitled (I shop therefore I am), (« j’achète donc je suis ») et Untitled (Your body is a battelground) (« votre corps est un champ de bataille ») sont associés à des images parues dans la presse ou trouvées sur le Net. Ils frappent toujours aussi fort tandis que les plus récentes œuvres, conçues à partir d’images, de publicités et de messages trouvés en ligne, reflètent le langage des médias et du pouvoir à l’ère du numérique.
« Les choix de Barbara Kruger ne sont jamais neutres ; chaque phrase devient un geste chargé de sens, s’inscrivant dans un schéma de commentaires plus large qui s’étend sur des décennies de pratique. Et si le vocabulaire formel apparaît cohérent, ce qu’elle révèle est en perpétuel changement – son travail évolue au rythme du langage du pouvoir, de la persuasion et de la protestation », souligne Lekha Hileman Waitoller, conservatrice au Musée Guggenheim de Bilbao et commissaire de cette rétrospective percutante pensée avec l’artiste. Le langage et l’image sont un « champ de bataille » que Kruger ne cesse d’interroger, de dénoncer et dont elle déconstruit le substrat idéologique depuis plus de cinq décennies.
« La langue est une force puissante qui nous définit. Elle définit nos positions dans le monde. Elle exprime l’adoration et le mépris. Elle comporte également un élément très spécifique au site, en ce sens que chaque site, chaque région, possède des langues vernaculaires particulières, des localités particulières en termes de signification de la parole. J’en suis parfaitement consciente », rappelle Barbara Kruger dans le catalogue de l’exposition.
L’attention qu’elle porte toujours à l’histoire du pays et au contexte culturel et linguistique du lieu où elle est invitée à exposer tient compte, à Bilbao, de l’histoire du pays basque et de l’Espagne. Couvrant tous les espaces reliant les différentes salles de l’exposition, Untitled (Camino) (« chemin ») se réfère ainsi au contexte local tandis qu’Untitled (Truth) prend ici une nouvelle forme, le terme en espagnol « Verdad » (« vrai) apparaissant en lettres massives passant du noir au gris pâle. Les textes de l’installation monumentale Untitled (Forever) (« pour toujours ») conçue in situ, des citations politiques ou littéraires en espagnol, en basque et en anglais, interpellent plus expressément le visiteur, à l’image de cet avertissement de George Orwell issu de son roman 1984 (1949) : « Si vous voulez une image de l’avenir, imaginez une botte écrasant un visage humain. »
La dernière salle, consacrée aux œuvres relatives au langage du pouvoir, résonne de façon encore plus forte avec l’actualité dans son déploiement de discours politiques brutaux et violents. La traduction systématique en français des citations, slogans, vidéos et cartels explicatifs favorise leur compréhension tandis que l’espace documentaire, situé à mi-parcours, invite à revenir aux débuts de l’artiste et à ses interventions dans des espaces publics. Autant de repères donnés pour prendre la mesure de l’activisme d’une artiste qui ne s’est jamais essoufflée.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°661 du 19 septembre 2025, avec le titre suivant : Barbara Kruger, le choc des mots, le poids des idées





