Livre - Photographie

Annie Ernaux : « Dehors, l’être que je suis s’efface, enregistre »

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 9 février 2024 - 1619 mots

L’écrivaine et Nobel de littérature fait l’objet d’une exposition à la Maison européenne de la photographie, fin février. Nous l’avons rencontrée chez elle, à Cergy, où elle nous a raconté sa relation particulière avec les images.

Annie Ernaux. © Francesca Mantovani / Editions Gallimard
Annie Ernaux.
© Francesca Mantovani / Editions Gallimard
Vous avait-on déjà proposé une exposition plaçant l’un de vos livres dans un contexte différent de celui de la littérature, et ouvrant à un croisement de disciplines ?

Jamais. Je ne sais comment j’ai pu dire « oui » à Lou Stoppard (rires). Son projet de partir du Journal du dehors et de ces instantanés de vie quotidienne m’a intéressée. Car, comme je l’explique dans la préface de l’édition Folio (1995), j’ai cherché avec ce livre à pratiquer une écriture photographique du réel, avec le désir de provoquer le même effet que les photographies qu’avait prises Paul Strand des habitants d’un village italien, Luzzara (Un Paese, 1955).

Dans vos livres, vous faites souvent référence à d’autres ouvrages, à des écrivains, à des chansons… mais moins aux arts plastiques. Pourquoi ?

La littérature et les chansons sont ma culture d’origine. J’ai lu très tôt. Et la radio a marché sans arrêt chez moi dès l’enfance. La première exposition que j’ai vue était consacrée à Picasso, à la Tate Gallery de Londres, en 1960. J’avais vingt ans, et j’étais fille au pair. Quand j’ai voyagé, par la suite, j’ai visité d’autres musées mais finalement assez peu, jusqu’à mon arrivée en région parisienne, en 1975.Je cite effectivement peu d’œuvres dans mes romans, beaucoup plus dans mon journal intime, que je ne publie pas. Pour que j’utilise un tableau dans un livre, il faut que cela arrive spontanément, comme Birthday (1942) de l’Américaine Dorothea Tanning, que j’ai découvert en 1964 à la galerie Charpentier où se tenait une exposition sur le surréalisme : celle que je cite dans Les Années (2008). On peut dire que c’est André Breton qui m’a ouverte à la peinture… Je préparais un mémoire universitaire sur « la femme et l’amour dans le surréalisme », j’habitais à Rouen, ce fut donc un investissement personnel important d’aller à Paris, afin de visiter cette galerie. Le tableau de Tanning – une femme à la poitrine nue avec, derrière elle, une enfilade de portes entrebâillées et, à ses pieds, une sorte de petit chien ailé tel un oiseau de proie – m’a fascinée. Je le découvrais, trois mois après mon avortement. Bizarrement, et pendant longtemps, je voyais dans les portes entrebâillées mes années à venir. Je faisais du passé l’avenir. Ce tableau m’a constamment suivie. J’avais acheté le catalogue, où il était reproduit en noir et blanc, et je le regardais de temps en temps. L’été de mes 26 ans, à Annecy, où je vivais avec mon mari et mon fils, Birthday m’a fait écrire dans mon journal qu’il fallait que je m’intéresse aux femmes, à ce que c’est d’être une femme. En 2019, j’ai revu le tableau à Londres, à la Tate Modern, dans une exposition consacrée à Dorothea Tanning.

Dans Les Années, vous évoquez aussi L’Escalier rouge à Cagnes, de Chaïm Soutine…

J’ai découvert cette peinture en feuilletant Lecture pour tous, un magazine où il y avait des œuvres reproduites. J’ai découpé l’image et l’ai accrochée dans ma chambre d’étudiante, à la cité universitaire. Dans ce grand escalier rouge, je voyais ma vie, mon avenir, et la lutte que c’était. Il y a aussi ces tableaux d’Egon Schiele, que j’ai découverts à Vienne, en 1991, au Musée du Belvédère : La Famille (1918) et Mère avec ses deux enfants (vers 1916), qui m’ont marquée profondément. C’était en novembre, j’étais seule dans la salle, et j’ai noté après, dans mon journal, que je savais maintenant pourquoi j’étais venue à Vienne… L’état dans lequel ces tableaux me mettent est très mystérieux. J’ai alors besoin de lui donner une forme écrite.

Janine Niepce, H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant, 1965, impression à la gélatine d’argent, collection MEP. © Janine Niepce/ Roger Viollet
Janine Niépce (1921-2007), H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant, 1965, impression à la gélatine d’argent, collection MEP.
© Janine Niepce / Roger Viollet
Comment la photographie est-elle arrivée dans votre vie ?

Il y a un trouble initial que je raconte dans L’Autre fille : une photographie de bébé, qu’on me dit être moi, mais qui m’intrigue par sa différence avec une autre photo, où j’apparais dodue, boudeuse, tellement différente de ce bébé menu et tout en longueur. On a en effet tenté de me cacher l’existence d’une sœur, morte avant ma naissance… Il y a aussi ce que me répétait mon père : petite, j’avais déchiré toutes les photographies de lui au régiment. J’ignore pourquoi on m’avait donné ces photos pour jouer, et je suis restée avec cette idée que je suis une déchireuse de photos…

Vous avez continué à en déchirer ?

Non… seulement celles où je me trouvais vraiment moche ! Souvent, les portraits me paraissent montrer un visage de moi plus ou moins joli. Celui que je préfère a été réalisé par un photographe italien, Francesco Gattoni ; il me semble bien exprimer ce que je suis. C’est le portrait d’une femme assez mal coiffée, moqueuse, qui me fait penser aux militantes de la Révolution française (rires).

Dans Journal du dehors, vous écrivez : « Je m’aperçois que je cherche toujours les signes de la littérature dans la réalité. » Dans l’art, que recherchez vous ?

Avant tout, à être bouleversée. Je cherche l’émotion d’abord, pas l’esthétique. Ce sont ces émotions que j’évoque dans mon journal. Beaucoup d’images de la maternité me touchent. Elles sont souvent un peu tristes. Je me souviens d’une Vierge, à Toulouse, qui tient l’Enfant en regardant ailleurs. Elle est restée un souvenir troublant, car elle questionne les raisons pour lesquelles on fait des enfants. Dans la photographie ou le tableau, ce qui m’interpelle c’est la charge de mystère, de beauté aussi. Les photographies de Paul Strand, ou les peintures d’Egon Schiele et de Dorothea Tanning sont des déclencheurs – je ne sais pas de quoi –, sur l’instant. L’écriture permet d’analyser, de faire des rapprochements. C’est une efflorescence, contrairement à la fixité de l’image.

Et la photographie, en particulier ?

Elle a différentes fonctions. C’est un sujet de fascination, avec les traits des visages, les vêtements, et les signes sociaux qu’elle contient. Elle représente un état de la civilisation, mais aussi un état social. C’est aussi un activateur de mémoire, de souvenirs, d’interprétations. Si la photographie n’est qu’une simple description de la réalité, elle ne m’intéresse pas. Il faut qu’il y ait quelque chose de l’ordre de l’intime, du mystère, du secret à excaver. Je ne connaissais pas les photographes sélectionnés pour l’exposition, exceptés William Klein, Janine Niépce, et Dolorès Marat qui m’avait photographiée il y a longtemps.

Dolorès Marat, La femme aux gants, 1987, impression quatre couleurs Fresson, collection MEP. © Dolorès Marat
Dolorès Marat, La femme aux gants, 1987, impression quatre couleurs Fresson, collection MEP.
© Dolorès Marat
La sélection de Lou Stoppard relève beaucoup de la photographie de rue. Ces images vous touchent-elles ?

Bien sûr. Dès que je suis dehors, je suis happée par ce que je vois, ce que j’entends. L’être que je suis s’efface, enregistre. Je suis toujours étonnée que la plupart des gens ne fassent pas attention à ce qu’il y a autour d’eux. Mon œil, c’est mon appareil photo ; puis ma mémoire, mon écriture. J’ai fait une tentative, à Venise, en 2015, avec mon appareil argentique : j’étais à une terrasse de café sur le Campo San Barnaba, où se trouvait un panneau publicitaire avec un banc en dessous. Des couples, des familles s’asseyaient, repartaient. J’ai pris une quinzaine de clichés. C’était une sorte de Journal du dehors photographié, mais je n’en ai rien fait.

Quel sont les autres écrivains qui font rentrer la photographie dans leurs livres et qui vous intéressent ?

Tout d’abord André Breton, qui exerce un envoûtement sur moi avec Nadja. Il est le premier, je crois, à intégrer des photos dans un texte littéraire par ailleurs inclassable. Il y a un jeu entre le visible et le lisible, entre la banalité du réel et ce qui arrive d’étrange au cours des promenades de l’écrivain avec Nadja. Il y a aussi Hervé Guibert. Et surtout, W.G. Sebald, dont l’œuvre porte sur la mémoire, qui cherche les traces de l’histoire dans les lieux qu’il parcourt. La photographie d’un paysage, d’un objet fait partie intrinsèquement du texte, de la quête des êtres et des choses disparues, d’un voyage intime dans les strates d’un passé collectif. J’ai découvert l’œuvre de Sebald il y a seulement dix ans. Elle ne cesse de me surprendre, de me « proposer » quelque chose.

L’exposition : des mots et des images 


La photographie joue un rôle dans plusieurs livres d’Annie Ernaux. Dans (1993), des scènes de rue ou des bribes de conversations entendues dans le RER, les magasins, ou dans les rues de Cergy sont capturées comme à travers le viseur d’une caméra. Le processus d’écriture se rapproche du procédé photographique. En 2019, Lou Stoppard, écrivaine et curatrice anglaise, a l’idée de traiter des textes de ce livre comme des images, et de les exposer aux côtés de photographies. À la faveur d’une résidence d’un mois à la Maison européenne de la photographie (MEP), à Paris, elle sélectionne 200 tirages dans les collections et les soumet à la romancière. Pris dans différents pays, durant la seconde moitié du XXe siècle, ces clichés sont signés de Claude Dityvon, Harry Callahan, Jean-Christophe Béchet, Mohamed Bourouissa, Hiro, Luigi Ghirri, Janine Niépce, Issei Suda, Garry Winogrand, Bernard Pierre Wolff, Dolorès Marat, Daido Moriyama ou encore Johan van der Keuken.

 

« Extérieurs. Annie Ernaux et la photographie »,

MEP-Maison européenne de la photographie, 5-7 rue de Fourcy, Paris-4e, www.mep-fr.org, du 28 février au 26 mai.

BIOGRAPHIE D'ANNIE ERNAUX
1940
Naissance à Lillebonne (76)
1971
Agrégée de lettres modernes, professeure de lycée.
1974
Publie son premier livre, Les Armoires vides.
1977
S’installe à Cergy (95). Enseigne au CNED.
1983
Obtient le prix Renaudot avec La Place.
1993
Publie Journal du dehors, dans lequel elle retranscrit des scènes de rue à Cergy.
2011
Sortie de Écrire la vie, recueil de ses œuvres dans la collection Quarto (Gallimard)
2017
Prix Marguerite-Yourcenar pour l’ensemble de son travail
2022
Première française à recevoir le prix Nobel de littérature.
À lire
« Journal du dehors », « Les Années », « L’Autre fille, »
en poche dans la collection Folio, Gallimard.
« L’Usage de la photo, »
avec Marc Marie, 14 photographies commentées, Gallimard, 2006.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°772 du 1 février 2024, avec le titre suivant : Annie Ernaux : « Dehors, l’être que je suis s’efface, enregistre »

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