Art moderne

Breton et Nadja, un été au manoir d’Ango

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 28 juin 2022 - 1766 mots

Si le poète fréquente Nadja à Paris, il rédige le livre qui porte son nom à Varengeville-sur-Mer. Le Musée des beaux-arts de Rouen rend cet été hommage à ce chef-d’œuvre du surréalisme composé en Normandie. Une invitation à nous plonger dans la fabrique de ce livre mythique.

Là, les falaises se jettent dans une mer changeante, tantôt balayée par les vents, tantôt mêlée au soleil. L’endroit apparaît idéal pour apprivoiser sa douleur, reprendre des forces, créer. « Je gagnerai sans doute à rester seul, quelque temps ici ou ailleurs », écrit André Breton à sa femme Simone en juillet 1927. Elle passe l’été avec ses amis dans le sud de la France. Lui choisit de s’installer sur le plateau de Varengeville, au-dessus duquel les nuages ont gardé la mémoire du passage de nombre d’artistes venus peindre la lumière, comme William Turner ou Claude Monet. Le théoricien du surréalisme élit domicile au manoir d’Ango, joyau de la Renaissance italienne en pays normand, édifié autour d’une grande cour carrée flanquée d’un pigeonnier monumental. Là, Breton entend s’adonner à l’écriture de l’amour fou qui, l’automne précédent, l’avait lié pendant quelques jours d’une intensité remarquable à une jeune femme qui se donne à elle-même le surnom de Nadja. Ce livre aux allures de roman deviendra une œuvre phare du XXe siècle et l’ouvrage le plus lu du surréalisme. « Le Manifeste du surréalisme est un écrit théorique, tandis que Nadja se lit comme un roman », justifie Sylvain Amic, directeur du Musée de Rouen et co-commissaire de l’exposition « Nadja, un itinéraire surréaliste » qui s’y tient jusqu’au 6 novembre 2022. Écrit en Normandie, cet ouvrage de Breton, où le réel semble s’embraser et se transfigurer à chaque instant, porte en lui l’électricité de l’étrange été de Breton au manoir d’Ango…

« Tu écriras un livre sur moi »

C’est là en effet que se cristallise le souvenir des incandescentes rencontres de Breton et de Nadja, pendant l’automne précédent. Le 4 octobre 1926, sur un trottoir parisien, leurs regards s’étaient croisés et ils avaient décidé de se revoir le lendemain, et ainsi de suite chaque jour jusqu’au 13 octobre. Certes, leur relation n’est pas tout à fait symétrique. Lui est poète. Il vient de rédiger le Manifeste du surréalisme et fréquente le milieu artistique et littéraire parisien des années folles. Léona Delcourt (de son vrai nom) vient quant à elle d’arriver à Paris dans l’espoir d’y faire carrière, rêvant d’y dessiner des costumes de théâtre. Cette jeune femme sensible et fragile, dont on s’est longtemps demandé si elle avait vraiment existé et dont la romancière Hester Albach a retrouvé récemment l’identité et l’histoire personnelle, est née dans une famille pauvre du Nord de la France. À 16 ans, à la fin de la Première Guerre mondiale, cette fille d’un sculpteur sur bois est tombée amoureuse d’un officier anglais, parti avant même d’apprendre qu’elle attendait un enfant de lui. Quand ils se rencontrent à Paris, Breton et Nadja sont deux âmes errantes à la recherche de manifestations étranges et surréelles dans la ville, s’amusant à se faire l’un à l’autre la courte échelle pour transcender le réel. Celle qui deviendra Nadja le prévient : « Tu écriras un livre sur moi. »

Cependant, lorsque Breton prend la mesure de la force de l’amour qu’il éveille chez la jeune femme, il prend peur et rompt avec elle. En cet été 1927, il a besoin de grand air et de solitude – loin des mondanités parisiennes, des tensions avec ses amis surréalistes et ses camarades communistes. Du reste, sa femme s’est lassée des états d’âme de cet homme au caractère quelque peu difficile et impulsif et de ses paroles parfois dures. Le couple ne tardera pas à voler en éclats : quelques mois plus tard, en décembre 1927, le poète s’éprendra d’une photographe, Suzanne Muzard. Ce nouvel « amour folie » scellera leur divorce – pour reprendre le mot du critique Georges Sebbag, qui décrit par ces mots les coups de foudre bouleversants, entre amour et désespoir, d’André Breton.

Le gant de Lise Meyer

Mais ce n’est pas tout : André Breton est, depuis plus de deux ans, attiré de façon magnétique par une certaine Lise Meyer, et Simone le sait. Son mari l’avait rencontrée rue de Grenelle, à la Centrale surréaliste, décrite par Louis Aragon comme une « romanesque auberge pour les idées inclassables et les révoltes poursuivies ». Fasciné par ses gants bleu ciel, Breton avait demandé à Lise Meyer de lui en offrir un. Au lieu de cela, elle lui apporte quelques jours plus tard un gant en bronze qui émerveille Breton – « gant de femme aussi, au poignet plié, aux doigts sans épaisseur, gant que je n’ai jamais pu m’empêcher de soulever, surpris toujours de son poids... », écrira-t-il. Sa fascination pour l’objet est telle qu’il le gardera toujours sur son bureau et en intégrera une photographie dans Nadja. « Avec sa beauté froide, ses caprices, ses oiseaux en cage et sa fortune, elle aime jouer avec les hommes qui la courtisent », écrit le biographe François Buot, spécialiste des surréalistes, dans le catalogue de l’exposition de Rouen. Breton lui envoie des lettres enflammées, et c’est pour se rapprocher d’elle qu’il s’établit à Varengeville. Lise Meyer passe en effet l’été non loin de là, au manoir de Mordal. « Elle ne cédera jamais à Breton, mais lui sera malgré tout fidèle à sa façon en épousant la cause surréaliste. Cette femme brillante et élégante, qui épousera bientôt Paul Deharme, pionnier de la radiodiffusion, tient en effet un salon, qui sera le lieu de nombreuses rencontres d’artistes et d’écrivains », relève Sylvain Amic. Et au manoir de Mordal, elle reçoit ses amis, dont André Breton fait partie.

L’ombre de Nancy Cunard

Du reste, si le poète est, cet été-là, le seul pensionnaire du manoir d’Ango, il retrouve presque chaque jour son ami Aragon, qu’il a rencontré dix ans auparavant et avec lequel il s’est lancé dans l’aventure surréaliste. Leur relation est orageuse. En février 1927, Aragon, au détour d’une lettre, confie à Breton : « Une certaine insatisfaction s’est mêlée à l’idée que j’ai de toi. » Pendant l’été, l’orage continue de gronder. Aragon compose son Traité du style. Ce texte, qui proclame que « la poésie est par essence orageuse et chaque image doit produire un cataclysme », est d’une violence inouïe. Breton, qui peine à écrire, envie la virtuosité de son ami. Et surtout, ce dernier est accompagné de sa maîtresse attitrée, Nancy Cunard, une Anglaise excentrique, poétesse, qui a décidé de rompre avec les codes et les conventions de son milieu bourgeois. La relation du couple est d’autant plus volcanique que la jeune femme, grisée par la liberté qu’elle a choisie en rejetant les traditions familiales, joue sans doute à éveiller le désir d’André Breton, si facile à séduire. Si on ignore ce qu’il advint entre les deux poètes, « Aragon écrit alors des poèmes d’une noirceur crépusculaire », observe Sylvain Amic.

Breton, quant à lui, reprend finalement des forces. Il est le seul pensionnaire du manoir d’Ango, si bien que le maître d’hôtel est aux petits soins pour lui. Il lui installe un bureau en plein air, au milieu de la végétation. Breton lit Huysmans, ce qui le prédispose sans doute à ces hallucinations nocturnes en pleine forêt dont son ami Marcel Duhamel, inventeur de la « série noire », est témoin lorsqu’il lui rend visite. Le songe s’épanche dans la vie réelle. À la fin du mois d’août, en quelques jours, Breton parvient à « fixer le timbre » de son livre sur Nadja. L’écriture lui permet aussi de se livrer à une profonde introspection. « Qui suis-je ? », se demande -t-il au début de son texte. Dans cette première partie, il évoque Huysmans, Aragon, la « dame au gant », le manoir d’Ango. Puis, il reprend ses notes pour composer le récit des jours passés avec Nadja et raconter leur rêve éveillé à chaque rencontre. En décembre 1927, après avoir fait la connaissance de Suzanne Muzard dont il tombera fou amoureux, il ajoutera à son livre une troisième partie.

Toujours est-il que lorsque Breton rentre à Paris, à la fin de l’été, son texte, qu’il croit alors achevé, est écrit. Mais il veut le transformer en livre-objet. Pour cela, il doit collecter des images. Il intègre dans son manuscrit celles du gant en bronze de Lise Meyer, du pigeonnier du manoir d’Ango comme des reproductions d’œuvres d’art, des dessins de la main de Nadja, ainsi que des portraits photographiques, notamment ceux de trois compagnons surréalistes, Paul Éluard, Robert Desnos et Benjamin Péret, par Man Ray. Il demande en outre au photographe Jacques-André Boiffard de photographier les lieux qu’il évoque dans son récit (« Boulevard Bonne Nouvelle », « rue des Usines », « rue de Varenne », « boulevard Magenta », « passage de l’Opéra », « marché aux puces de Saint-Ouen », « place Dauphine »). En 1962, dans son « avant-dire », préface à la réédition de l’ouvrage, il justifiera le recours aux photographies : « L’abondante illustration photographique avait pour but d’éliminer toute description – celle-ci frappée d’inanité dans le Manifeste du Surréalisme.» Dans Nadja, point de longueurs. Le récit s’apparente à un « document « pris sur le vif », à un moment décisif où le surréalisme cherche à articuler le merveilleux, le fantastique dans la réalité même », écrit l’historienne de la photographie Damarice Amao dans le catalogue de l’exposition. Texte et images se télescopent, se confrontent, pour faire jaillir le rêve du réel et ce monde « défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences », que Breton appelle de ses vœux au début de Nadja. « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas », lance-t-il dans sa dernière phrase. Avec la fulgurance d’un orage d’été.

L’exposition "Nadja", à Rouen 

Pour permettre aux visiteurs d’embrasser l’univers de Nadja, le Musée des beaux-arts prend pour fil conducteur les images qu’André Breton a intégrées dans ce récit autobiographique. À travers tableaux, sculptures, photographies et autres documents, le visiteur déambule au sein de cet accrochage sous forme de constellation, où l’on rencontre les protagonistes du surréalisme (Éluard, Ernst, Desnos, Aragon, Man Ray) en même temps qu’on explore les grands thèmes du mouvement (le rêve, l’inconscient, l’objet trouvé, le hasard objectif, la rencontre, Paris, l’apparente étrangeté des arts anciens et des arts non occidentaux). « Nous avons voulu retranscrire dans l’exposition le sentiment d’errance et de promenade du livre », explique Sylvain Amic. Le clou de l’exposition ? Exceptionnellement prêté par la Bibliothèque nationale de France, le manuscrit original de Nadja, Trésor national longtemps considéré comme perdu avant sa réapparition sur le marché de l’art londonien en 1998.

Marie Zawisza

 

« Nadja, un itinéraire surréaliste »,

jusqu’au 6 novembre 2022. Musée des beaux-arts, esplanade Marcel-Duchamp, Rouen (76). Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Commissaires : Sylvain Amic, Alexandre Mare et Florence Calame-Levert. mbarouen.fr

Collectif, « Nadja, Un itinéraire surréaliste, »
Gallimard, 272 p., 39 €.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°756 du 1 juillet 2022, avec le titre suivant : Breton et Nadja, un été au manoir d’Ango

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque