Art contemporain

Anita Molinero ou la transmutation de la matière

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 15 avril 2022 - 822 mots

PARIS

Décalée et ambivalente, son œuvre fuit l’esprit de sérieux sans être pour autant légère. Elle a toute sa place dans l’histoire de la sculpture, où l’on tord, distord, enflamme et fond.

Anita Molinero. © Camille Gouget, 2021, CC BY-SA 4.0
Anita Molinero.
Photo Camille Gouget, 2021

Paris. Alors que la dernière exposition d’Anita Molinero dans une institution remonte à 2014, au Consortium de Dijon, cette rétrospective constitue une heureuse surprise. Pour l’artiste, car exposer au Musée d’art moderne de Paris est une formidable consécration, quand bien même celle-ci arrive tardivement. Pour son nouveau galeriste, Christophe Gaillard, auquel elle a annoncé cette bonne nouvelle seulement après s’être entendus sur une collaboration. Pour les artistes des générations suivantes, volontiers admiratifs – Sarah Tritz, Nina Childress… –, et enfin pour les amateurs d’un art qui colle à son époque sans tomber dans la paraphrase.

Flottant telles des guimauves géantes en apesanteur, les cubes en plastique thermoformé de Souvenir d’Oyonnax (2007) ouvrent le parcours. La matière est en effet le principal sujet de cette œuvre qui s’empare des rebuts, emballages, du mobilier urbain le plus ingrat (comme ces plots de chantier), les malaxe et les recrache joyeusement. Amoureux de la statuaire en bronze, en marbre ou en pierre… passez votre chemin. Anita Molinero fait, littéralement, avec ce qui lui tombe sous la main. Ce sont, d’abord, des « sculptures de trottoir ». Semis de confettis sur un matelas en mousse quadrillé de pavés (Sans titre, 1994-2022) ; boîtes de McDo d’un vert quasi fluorescent embrochées sur des tiges de métal (série « Les petits bétons de la petite ceinture »)… Se moquant un peu, au passage, des poncifs de l’art. Ainsi de cet ensemble de huit sculptures sans qualité posées sur des étagères en bois peint, sorte de manifeste d’un « postmodernisme de la précarité d’une artiste qui se veut simplement le témoin de la société », observe Olivia Gaultier-Jeanroy, commissaire de l’exposition. Anita Molinero ne se formaliserait pas si l’on remarquait qu’après avoir longtemps fait les poubelles, elle s’est intéressée au contenant lui-même, plus exactement aux conteneurs, qu’elle déforme en les faisant fondre. L’installation monumentale placée dans le bassin de l’esplanade, à l’extérieur, rencontre d’ailleurs un franc succès sur les réseaux sociaux.

Un traitement au chalumeau

« Je fais de la sculpture, sans être sculpteur », pose-t-elle en préambule de chacun des trois podcasts que lui a consacrés le musée. Il entre dans cette déclaration paradoxale autant de malice que de modestie. On peut supposer qu’il a été difficile pour une femme née dans les années 1950 de s’imposer dans un monde d’attributs virils (burin, marteau…), qu’elle s’amuse à colorier de rose. (Ne dit-on pas pourtant d’un créateur qu’il accouche de son œuvre, comme le suggère ironiquement Cocoerrance (2007), feuille d’aluminium froissée, posée sur une « table de travail » en inox qu’un traitement au chalumeau a irisé de reflets chatoyants ?) Mais en refusant cette appellation masculine de « sculpteur », Molinero fait aussi un clin d’œil à César, selon lequel, au-delà de la technique, c’est le geste qui fait l’artiste. L’exposition en répertorie ainsi quelques-uns (torsion, accumulation…).

La deuxième section (malheureusement un peu sacrifiée par la scénographie), consacrée aux productions plus récentes, est intitulée « Pilule rouge ou pilule bleue », référence explicite au film Matrix (1999). Car l’œuvre d’Anita Molinero se nourrit d’histoire de l’art tout en flirtant avec le cinéma de genre, notamment celui qui fait peur. Inspirée de son film-culte Mad Max, Bouche-moi ce trou (une pièce conçue en 2018 pour l’escalier d’honneur du Palais de Tokyo) est un hommage à une Tina Turner régnant sur « une communauté de barges » dans un monde post-apocalytique où il n’y a plus de pétrole, résume-t-elle. Elle a justement imaginé en filmer la combustion lors d’une cérémonie effrayante et décalée. Extrudia, diffusé dans le parcours des collections permanentes – et qui fera bientôt partie de celles-ci – a été tourné en 3D, pour renforcer le côté hallucinogène et grand-guignol de cet opus expérimental. Vêtue d’une longue pelisse, Anita Molinero assiste en sorcière hiératique au supplice de sa propre sculpture, démembrée, mise en pièces, et pour finir brûlée en gros plan. En fondant, la matière s’étire, s’étiole, s’anime d’une vie quasi organique que l’on devine éminemment toxique. Car il y a, elle en convient, quelque chose de « dégueulasse » dans ces composés plastiques dont le film révèle la malignité. Cette dimension encombrante de notre environnement avec laquelle Molinero semble jouer dévoile ici son côté le plus nocif. Cependant – et quel que soit l’engagement personnel de l’artiste, qui adhéra un temps à une association de défense de la Méditerranée –, le message demeure subliminal, l’interprétation, ouverte. Elle qui enseigna tout au long de sa vie fuit en effet toute prétention pédagogique dans ses œuvres, ces dernières laissant chacun libre de voir et de penser ce qu’il souhaite. Une attitude rafraîchissante dans une époque où l’art trop souvent se doit d’être au service d’une cause. « Les matériaux que je travaille actuellement,écrit-elle dans le catalogue, […] sont en soi métaphoriques d’un monde contemporain dans lequel les menaces peuvent prendre la forme évanescente d’un nuage. » Rose, de préférence.

Anita Molinero, Extrudia,
jusqu’en 24 juillet, Musée d’art moderne de Paris, 11, av. du Président-Wilson, 75116 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°587 du 15 avril 2022, avec le titre suivant : Anita Molinero ou la transmutation de la matière

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