Antiquité

6 clés pour comprendre les bronzes royaux d’Angkor

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 21 mai 2025 - 1133 mots

Il y a 100 ans, Louis Delaporte, l’explorateur qui a révélé au monde entier la splendeur des monuments d’Angkor mourait. Pour célébrer ce centenaire, le Musée Guimet propose de découvrir un aspect méconnu de l’art khmer : les bronzes royaux.

1. La méditation de Vishnou

Ce délicat Vishnou aux yeux rêveurs parle de la création du monde : dans l’hindouisme, où tout est cyclique, l’univers est régulièrement détruit par Shiva. Couché sur l’océan primordial qui seul subsiste, Vishnou médite ce qu’a été le monde et ce qu’il sera. À l’issue de sa méditation, une fleur de lotus émergera de son nombril, donnant naissance au dieu Brahma qui, en prononçant les quatre textes sacrés de l’hindouisme, recréera le monde. Retrouvé en 1936 par l’École française d’Extrême-Orient dans le temple de Mebon, au centre d’un lac artificiel constituant une précieuse réserve d’eau pendant la saison sèche, ce trésor national du Cambodge, détruit sans doute au moment du pillage d’Angkor par les Siamois, est le plus grand bronze khmer qui nous soit parvenu. Son buste, exposé au Musée national du Cambodge, a été acheminé à Paris avec les autres fragments de la statue conservés en réserve. Après avoir été restauré et analysé par le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), il est exposé pour la première fois avec ses fragments longtemps séparés au Musée Guimet.

2. Avant Angkor

Avec son naturalisme, la beauté et la délicatesse de son sourire, son souple vêtement monastique lui collant à la peau comme sous une forte pluie, ce Bouddha du VIIe siècle est sans doute l’une des plus belles représentations de ce personnage, censé avoir vécu au VIe siècle en Inde du Nord et dont la doctrine pour échapper aux cycles des renaissances et des vies terrestres marquées par la douleur se développe peu à peu dans l’ensemble de l’Asie. Ce Bouddha témoigne de la période pré-angkorienne, très à l’écoute des traditions indiennes, avant l’installation de la royauté khmère à Angkor à la fin du VIIIe siècle. Le Cambodge, encore divisé en petits territoires dominés par des roitelets, se tourne en effet pendant les premiers siècles de notre ère vers la culture indienne. Les aristocrates, en contact avec des marchands, des moines et des brahmanes qui voyagent, adoptent ainsi l’écriture alphabétique, les textes sacrés, rédigés en sanscrit, ainsi que les religions indiennes – le bouddhisme et l’hindouisme.

3. Presque éternels

Serait-ce Shiva ? Certes, cette divinité masculine aurait perdu ses attributs – le trident et son troisième œil frontal, marquant de sa clairvoyance. Mais le lieu de sa découverte – le temple dédié à Shiva, tour sanctuaire érigée au début du VIIe siècle par le roi khmer Pavavarman II sur le sommet de Phnom Bayang, une colline au sud du Cambodge – indique que ce personnage serait bien le dieu destructeur de l’univers, avant sa régénération. Avec sa silhouette allongée, son pagne étroit, très finement plissé et serré sur la taille, remontant très haut sur les hanches et descendant très bas sous le nombril, ce bronze est caractéristique du travail au XIe siècle. Il témoigne de la longévité de ce lieu qui reste en activité jusqu’au XIIe siècle. Si de nombreux bronzes ornant l’intérieur des temples ont été pillés ou refondus tout au long des siècles, parfois par les Khmers eux-mêmes ou à l’occasion des conflits qui les ont opposés aux Vietnamiens ou aux Thaïs, certains, comme celui-ci, ont pu être enterrés et cachés, et retrouvés des siècles plus tard par les archéologues. Celui-ci a été découvert par l’École française d’Extrême-Orient dans les années 1930.

4. Bouddha protecteur du Cambodge

Lorsqu’il parvient à l’éveil et comprend comment sortir du cycle des réincarnations où tout n’est qu’illusion et frustration, Bouddha – l’« Éveillé » – médite plusieurs semaines durant, absent au monde qui l’entoure, près d’un lac. Alors que des pluies diluviennes menacent de le noyer, le naga, serpent polycéphale, le surélève et forme un capuchon de sa tête pour le protéger. Longtemps, l’hindouisme, avec son dieu Shiva qui détruit pour permettre une régénérescence du monde, a prévalu au Cambodge, comme en témoigne la majorité des temples d’Angkor. Mais au XIIe siècle, le bouddhisme prend de l’importance dans la société, jusqu’à être proclamée religion officielle. L’iconographie de Bouddha trônant sur le naga connaît alors un essor particulier. Elle devient un symbole pour la royauté khmère, et l’image d’un Bouddha suprême, protecteur de tout le pays. Sans doute est-elle liée à la situation du Cambodge, où alternent saison sèche et saison des pluies, et où la gestion de l’eau est essentielle, notamment avec les grands bassins d’Angkor, servant de réservoirs.

5. Des bronzes pour orner les temples

D’Angkor, capitale de l’Empire khmer qui domina une partie de l’Asie du Sud-Est pendant plus d’un demi-millénaire, on célèbre surtout l’architecture des temples et les statues de pierre. On oublie que l’art khmer a aussi produit de sublimes bronzes, auxquels le Musée Guimet consacre cette grande exposition. « Si le bronze permettait de fondre images divines et objets rituels, on sait aujourd’hui qu’il était aussi utilisé pour des décors architecturaux », souligne Pierre Baptiste, directeur de la conservation et des collections du Musée Guimet et co-commissaire de l’exposition. L’intérieur de la tour principale de certains grands temples pouvait ainsi être orné sur plusieurs mètres de haut de plaques de bronze, surtout au XIIe et XIIIe siècles. Ces dernières étaient accrochées sur les parois à l’aide de tenons dans la maçonnerie de pierre. Ce haut-relief de Garuda, aigle fabuleux du bestiaire traditionnel du monde indien, arbore un dos plat, sur lequel subsistent des éléments de tenons. Doté de mains, cet être céleste connu pour être la monture du dieu Vishnou est représenté furieux, en train de lutter contre les nagas, symboles du monde chtonien.

6. La question des restitutions

A-t-il été frappé par la foudre pour arborer des cheveux si hérissés et des yeux si globuleux ? Ce gardien courroucé qui faisait sans doute pendant à un gardien paisible et plus avenant, se trouvait dans un sanctuaire. Si la majeure partie des bronzes khmers étaient dorés à la feuille d’or fixée au mercure, la plupart se sont corrodés. Celui-ci a conservé sa dorure, comme si le temps n’avait pas passé sur lui. « Il a été restitué récemment, d’une collection privée américaine », précise Pierre Baptiste. En effet, si les temples ont connu des déprédations tout au long de leur histoire, un pillage organisé s’est mis en place dès la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1990, pour alimenter un marché de l’art friand d’art khmer. Depuis une dizaine d’années, le Cambodge recherche ces œuvres. Un accord a ainsi été conclu avec les héritiers d’un marchand britannique, Douglas Latchford, qui a alimenté de prestigieux musées notamment américains et des collections privées. Nombre d’entre elles ont pu être identifiées et restituées, à l’instar de ce gardien.

À voir
« Les bronzes royaux d’Angkor, un art du divin »,
Musée Guimet – Musée national des arts asiatiques, 6, place d’Iéna, Paris-16e, jusqu’au 8 septembre, www.guimet.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : 6 clés pour comprendre les bronzes royaux d’Angkor

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