Art contemporain

La légende feutrée de Beuys

Par Itzhak Goldberg · L'ŒIL

Le 22 décembre 2021 - 2011 mots

ALLEMAGNE - FRANCE

En Allemagne, plus d’une vingtaine de musées et institutions culturelles célèbrent en 2021 le centenaire de la naissance de Joseph Beuys, père fondateur de l’art contemporain dont il serait temps de réécrire la légende.

L’ombre de Joseph Beuys plane au-dessus de l’Allemagne. Bien au-delà du cercle des amateurs d’art, sa silhouette coiffée de l’éternel feutre gris est devenue une image de marque, car l’homme soignait son allure. À l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, il est présent dans de nombreuses expositions, au Musée Lehmbruck à Duisburg, à la Kunsthalle de Bonn, au Musée de Wuppertal, et on en oublie. La tâche n’est pas trop difficile, tant il n’existe pas dans ce pays d’institution qui n’exhibe triomphalement quelques artefacts de l’artiste… Religieusement disposés dans une ou plusieurs pièces, ces objets – ces reliques ? – voient défiler une foule qui boit les explications des médiateurs comme parole d’Évangile. Ironie de l’histoire, l’art de ce créateur, provocateur et clivant, est devenu consensuel. Et son auteur, intouchable.

Dieu (Duchamp) et ses saints : Warhol, Klein et Beuys

La reconnaissance de Beuys s’inscrit dans un phénomène étonnant. À plusieurs moments clés, l’histoire de l’art a élu trois « pères fondateurs ». À la Renaissance, la « Trinité » se compose de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. La naissance de l’abstraction revient, elle, à Kandinsky, Mondrian et Malevitch. Les années 1960 voient l’arrivée de trois figures qui ne se séparent plus entre la vie et la pratique artistique : Andy Warhol aux États-Unis, Yves Klein en France et Joseph Beuys en Allemagne. La nouveauté, toutefois, est la présence de Dieu le Père, Marcel Duchamp, le premier à avoir réussi à ériger sa vie en œuvre d’art. À l’instar de l’inventeur du ready-made, l’artiste allemand ne cherche pas simplement à intervenir sur les formes, mais plutôt à redéfinir entièrement le champ artistique.

Toutefois, à la différence de Duchamp, qui maintint toujours une distance ironique avec le monde, Beuys n’hésite pas à peser de tout son poids sur les domaines sociaux et politiques. D’ailleurs, en 1964, il intitule une action Le silence de Marcel Duchamp est surestimé, une manière explicite de critiquer le dandysme réclamé par ce dernier. Si la position de Beuys dans l’Allemagne de l’après-guerre a pris des proportions étonnantes, c’est également grâce à son implication dans le programme de la campagne électorale des Verts ou la création du parti de protection des animaux en 1965. Car chacune de ses activités véhicule un message social à l’aide d’un discours que met en valeur un charisme médiatique. Plus qu’un simple créateur, il est un personnage public, voire une personnalité.

L’invention d’une mythologie personnelle

Né à Krefeld le 12 mai 1921, Joseph Beuys s’intéresse dès son adolescence à la botanique et constitue de petites collections d’insectes et de plantes. En 1938, il découvre l’œuvre de Wilhelm Lehmbruck, un des premiers sculpteurs modernes allemands, qu’il considère comme son modèle artistique. Toutefois, la guerre fait irruption dans la vie de Beuys ; volontaire, il est enrôlé dans l’armée de l’air allemande, la Luftwaffe. C’est pendant les combats qu’a lieu l’événement qui s’avère déterminant pour la suite de sa vie : opérateur radio à bord d’un bombardier, son avion est abattu au-dessus de la Crimée en 1944. Blessé, il est soigné dans un hôpital militaire. La version de Beuys de cette guérison « miraculeuse » est bien différente. Selon lui, il a été recueilli par des nomades tartares qui ont couvert son corps de graisse, l’ont enroulé dans du feutre et nourri de miel. L’épisode, probablement imaginaire, marque toute la production de l’artiste qui va souvent faire appel à ces divers matériaux (Pompe à miel, Documenta, 1977).

On est surpris par le mutisme relatif des historiens d’art face à cette légende dont l’aspect héroïque et sacrificiel fait oublier un versant trouble du passé de Beuys. Plus que la manipulation des faits – un artiste a droit de réinventer sa mythologie personnelle à l’usage des autres –, il est difficile de comprendre pourquoi celui qui sera connu pour ses positions pacifistes a fait sous le régime nazi un choix militaire plutôt ambigu, celui d’appartenir à une unité d’élite. On sait que Beuys participe par la suite aux combats en tant que pilote et qu’il est décoré plusieurs fois pour sa bravoure. Erreur de jeunesse, enthousiasme patriotique, égarement idéologique ? Probablement, mais, dans ce cas, pour quelle raison Beuys revient-il sur cette période violente (à laquelle il avait lui-même participé) pour en faire un souvenir-écran fondateur de son œuvre ? S’agit-il d’un travail de deuil sincère effectué par l’artiste sur la culpabilité du peuple allemand, qui exorcise en même temps son autobiographie ? Du refoulement paradoxal d’une culpabilité ? D’une manière – maladroite ? – d’expier les démons et de panser les blessures, d’une mission rédemptrice ? « Beuys, écrit Maïté Vissault, représente en quelque sorte le divan psychanalytique sur lequel la RFA, atteinte de multiples symptômes schizophrènes dus à la culpabilité et au refoulement, tente de soigner son traumatisme. »

la pédagogie selon beuys

Libéré en 1946, Beuys travaille dans l’atelier de Walther Brüx, à Clèves. Dans les années 1950, il réalise de nombreux dessins d’une qualité exceptionnelle, souvent à la détrempe, dans lesquels apparaissent un bestiaire (cerf, ours, abeille, cygne, lièvre) et certains thèmes obsessionnels (blessure, pietà, croix) qui reviendront souvent dans son œuvre, à travers des emprunts aux traditions les plus diverses (christianisme, mythes et légendes des pays du Nord, romantisme allemand, chamanisme, alchimie, ou encore anthroposophie de Rudolf Steiner, cette doctrine qui se proposait d’éveiller l’intériorité). Avec ces travaux, Beuys commence à échafauder une œuvre d’un symbolisme complexe, voire obscur, où les références se chevauchent. Fabrice Hergott pèche probablement par excès d’optimisme quand il déclare : « C’est une œuvre dont les clés sont parfaitement accessibles. Beuys, qui savait que son œuvre pouvait paraître difficile, passait lui-même beaucoup de temps à l’expliquer. »

Puis c’est l’étude de la sculpture sous la direction d’Ewald Mataré, à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf. Malgré une longue dépression nerveuse, les qualités plastiques et pédagogiques de Beuys font en sorte qu’il est nommé en 1961 professeur au sein de ce même établissement. À partir de là, on peut parler d’un parcours où le travail artistique de Beuys et son enseignement ne font qu’un. Ses échanges fervents avec les étudiants, sa vision de l’éducation artistique, les positions politiques qu’il tente d’imposer, font de l’académie le lieu de combat d’une vie. Beuys, en effet, est à l’origine de la « sculpture sociale », directement liée à sa fonction de professeur. Plus qu’une œuvre, la sculpture sociale est un concept de l’art élargi qui repose sur la conception romantique et idéaliste de l’œuvre d’art totale. Dotée d’un potentiel de transformation de la société et de l’environnement, elle inclut des actions, des pensées ou des objets. « Seul l’art est capable de démanteler les effets répressifs d’un système social sénile qui continue de chanceler au bord de la falaise : démanteler pour construire », déclare-t-il.

Beuys s’oppose régulièrement à sa hiérarchie en ce qui concerne l’accès à l’enseignement en déclarant qu’aucun candidat ne peut être écarté sur simple dossier. Devant le refus de l’administration de modifier son mode d’admission, il accueille tous les candidats dans sa classe. Cette vision démocratique de l’enseignement est la source de tensions permanentes entre Beuys et l’académie. Vision utopique de la création artistique ? Sans doute ; on connaît la phrase souvent répétée : « Chaque personne est un artiste. » Vision naïve ? Pas nécessairement, si l’on comprend que, pour Beuys, le geste créatif ne se limite pas au champ esthétique, mais s’étend à tous les domaines de l’action humaine. Sans surprise, désapprouvé par la majorité de ses confrères, il est renvoyé de l’école en 1972. Beuys réagit rapidement en fondant l’Université internationale libre, « une institution » sans murs et sans contraintes pédagogiques normatives. Activité prolongée par ses fameuses interventions orales que l’artiste nomme « la conférence permanente ». Notons que, parmi ses élèves, on trouve des artistes comme Sigmar Polke, Gerhard Richter ou Anselm Kiefer.

La reconnaissance internationale

Mais l’académie est aussi le lieu où Beuys fait la connaissance de Nam June Paik. Ce pionnier de l’art vidéo l’introduit à George Maciunas, la figure centrale de Fluxus, groupe auquel Beuys sera associé jusqu’en 1970. Associé, car même s’il est difficile de comprendre l’œuvre de Beuys sans ce rapprochement, selon Didier Semin, Beuys va occuper dans le groupe une place à part car « ses performances ou actions sont pratiquement dépourvues de l’esprit de dérision ironique ou provocateur qui fait l’essentiel de Fluxus. Elles sont bien plutôt des cérémonies initiatiques, qui convoquent la tradition chamanique ». C’est incontestablement le sens de la fameuse performance de 1965 Expliquer la peinture à un lièvre mort, au cours de laquelle l’artiste s’enduit de miel – afin de faire sortir son intellect de sa léthargie – et colle dessus de la poudre d’or. Faisant le tour de la Galerie Alfred Schmela à Düsseldorf, avec un lièvre mort dans les bras – à qui il « présente » les œuvres –, il donne le sentiment de participer à un rituel intime et étrange.

Une autre action légendaire a contribué à la reconnaissance de Beuys aux États-Unis. En 1974, René Block inaugure une galerie à Soho avec I Like America and America Likes Me. Beuys y demeure plusieurs jours, équipé d’une canne et d’une couverture de feutre, enfermé en compagnie d’un coyote. L’artiste, ayant décidé de ne pas poser les pieds dans ce pays avant la fin de la guerre du Vietnam, désire n’y rencontrer que cet animal sacré, dieu de la mythologie amérindienne. Rien d’innocent toutefois dans cette escapade qui fait de lui le premier acteur de la reconnaissance internationale de l’art allemand. Reconnaissance d’autant plus importante dans le contexte de la guerre froide et des liens idéologiques et économiques privilégiés qui existent entre l’Allemagne et les États-Unis. Ce n’est pas une simple coïncidence si, en 1979, une grande rétrospective est consacrée à Beuys au Guggenheim.

Cependant, malgré le caractère protéiforme de ses activités, l’artiste développe surtout un nouveau langage sculptural, basé sur les oppositions entre la capacité conductrice ou isolante de matériaux qui n’appartiennent pas au registre artistique (graisse, cuivre ou feutre). Ainsi, le cuivre est choisi en tant que conducteur de chaleur et d’électricité, le feutre en tant qu’isolant. Ce dernier, dont la présence traverse toute l’œuvre de Beuys, est pour l’artiste la seule matière capable d’accumuler l’énergie statique et de la conserver. Une tension intériorisée toutefois, car le feutre est un élément qui protège des influences extérieures. Lié au silence, il absorbe et assourdit tous les sons. Chaque matériau est chargé d’un sens, révélateur d’un système d’oppositions que Beuys cherche à mettre à nu.

Outre le feutre et la graisse, les matières employées par Beuys (le bois, le cuivre, le miel) s’apparentent à des matières vivantes, dans la mesure où elles subissent des évolutions (le pourrissement, le séchage, la décomposition, le changement de couleur). « Aussi ai-je adopté dans ma sculpture une position extrême, choisissant un matériau essentiel à la vie et sans lien avec l’art », écrit Beuys. L’artiste remplit un espace à l’aide de matériaux et d’objets hétéroclites qui forment des installations ou, pour employer son terme, des « agrégats ». Si la naissance de cette pratique se situe aux États-Unis, Beuys en est sans doute un des pionniers en Europe.

Objets, installations, actions… Comment regarder les travaux d’un créateur qui se déclare hors du champ artistique et dont l’œuvre est faite essentiellement de fragments, de projets ou de traces ? On peut parler de processus, de work in progress, d’une manière de stimuler les idées. Face à cette production prolifique qui se modifie sans cesse, la critique doit prendre ses responsabilités et éviter de rester figée une fois pour toutes. Le danger est bien connu : en se pétrifiant, même Dieu se transforme en idole.

1921
Naissance de Joseph Beuys à Krefeld
1940
Devient soldat
1943
Son avion est abattu. Blessé, il dit avoir été récupéré et sauvé par des Tartares
1946
Devient sculpteur
1958
Rencontre Yves Klein
1961
Nommé à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf
1976
Représente la RFA à la Biennale de Venise
1979
Rencontre Andy Warhol
1986
Décède d’une crise cardiaque
« Joseph Beuys »,
du 9 décembre au 27 mars 2022. Musée d’art moderne, 11 avenue du président Wilson, Paris-16e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, jusqu’à 22 h le jeudi. Tarifs : 13 à 5 €. Commissaire : Fanny Schulmann. www.mam.paris.fr
« Arraché au temps, Joseph Beuys : actions – photographié par Ute Klophaus »,
jusqu’au 9 janvier 2022. Musée von der Heydt, Wuppertal. www.von-der-heydt-museum.de
« Billet pour le futur. Joseph Beuys, Katinka Bock, Christian Jankowski, Jon Rafman »,
jusqu’au 9 janvier 2022. Kunstmuseum, Bonn. www.kunstmuseum-bonn.de
« Beuys et Duchamp, artistes du futur »,
jusqu’au 16 janvier 2022, et « Joseph Beuys dans la collection », jusqu’au 13 février. Kunstmuseen, Krefeld. kunstmuseenkrefeld.de
« Techno-chamanisme »,
jusqu’au 6 mars 2002. Hartware Medien Kunst Verein (HMKV), Dortmund. www.hmkv.de
« Toute ma vie a été publicitaire. Comment Beuys est devenu Beuys »,
jusqu’au 20 janvier 2022. HHU, Bibliothèque universitaire et d’État, Düsseldorf. www.ulb.hhu.de
« L’économie du don : Joseph Beuys, Polentransport 1981 »,
jusqu’au 4 février 2022. Institut polonais, Düsseldorf. instytutpolski.pl

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°749 du 1 décembre 2021, avec le titre suivant : La légende feutrée de Beuys

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