Le critique d’art, curateur et directeur d’institution monnaye ses conseils et son expertise pour des expériences artistiques connectées à la ville et à son pouls.
Paris. Lorsque, en 2022, dans le cadre du programme hors les murs de Paris+ par Art Basel (aujourd’hui « Art Basel Paris »), il a été commissaire de l’installation Au cours des mondes d’Alicja Kwade, exposée place Vendôme (avec le soutien de Kamel Mennour), puis en 2023 de celle de Bernar Venet (en collaboration avec la galerie Perrotin), on a cru Jérôme Sans revenu au centre de Paris, et du jeu. Mais l’année suivante, tandis que le Giant Triple Mushroom (2024) de Carsten Höller (produit par la galerie Gagosian) occupait la place royale, son nom avait disparu de l’affiche. Que s’est-il passé ? « Rien, je suis parti vers de nouvelles aventures. Il ne s’agissait pas de devenir le programmateur de la place Vendôme, mais d’y intervenir de manière sporadique », tranche l’intéressé. On lui rappelle combien il était alors enthousiasmé par l’effervescence de la capitale. Il en convient, « Paris est redevenue ces dernières années une capitale culturelle incontournable ». Mais le plus international des directeurs artistiques français n’a pas pour autant regagné une place de premier plan dans l’Hexagone. Rien qui puisse se comparer à ce qui constitue toujours sa plus grande réussite : la codirection avec Nicolas Bourriaud du Palais de Tokyo. Une institution qu’il aurait fallu inventer si elle n’avait pas existé : ce que firent les deux quadragénaires en répondant au concours lancé en 1999 par la ministre de la Culture Catherine Trautmann. Ouvert de midi à minuit, le centre d’art, avec sa programmation transdisciplinaire, son côté grand public et branché, son modèle économique mêlant fonds publics, mécénat et recettes commerciales, a marqué son époque. « Pour les gens de ma génération, il constitue une référence, assure Gaël Charbau, qui faisait alors ses débuts de commissaire indépendant. C’était un lieu qui correspondait à certaines attentes du public et des artistes. Vingt ans plus tard, le nom du Palais de Tokyo est connu bien au-delà de nos frontières. »
Jérôme Sans, dans le rôle du curateur pragmatique, formait alors avec Nicolas Bourriaud, théoricien plus mutique, le binôme parfait. À son aisance souriante, le dandy noctambule au style immuable (chemise blanche, fine cravate noire, veste cintrée également noire, ou perfecto) ajoutait une ouverture à l’étranger peu commune chez ses contemporains, puisque c’est en Angleterre qu’il a organisé sa première exposition, itinérante, montrant des peintres français, avant de mettre le cap sur les États-Unis et le Japon.
Professionnalisme relax, approche novatrice du concept d’exposition doublée d’une appétence pour les champs connexes des arts visuels tels que la musique et la mode, envergure internationale : la recette de son succès n’a pas varié. Elle s’est enrichie au fil de sa carrière d’un nombre incalculable de commissariats d’expositions ou de livres dont certains inventorient différentes scènes artistiques (cubaine, chinoise…), mais aussi des ouvertures de lieux, le lancement d’un magazine (L’Officiel Art) et diverses directions artistiques.
Si on tente de suivre sa trace depuis son départ du Palais de Tokyo, en 2006, trois lieux se détachent où Jérôme Sans s’est attardé quelques mois, voire plusieurs années. Le Baltic Centre for Contemporary Art d’abord, à Newcastle (Angleterre), un lieu d’art qu’il a aidé à restructurer, avec ses quatre étages d’exposition, son café, sa boutique, sa bibliothèque et son restaurant sur le toit… Le Ullens Center for Contemporary Art (UCCA) ensuite, créé à Pékin par le collectionneur Guy Ullens [décédé le 19 avril]. « L’UCCA venait d’ouvrir, et les Ullens cherchaient quelqu’un pour le développer. J’avais la chance de bien connaître la diaspora chinoise, que je suivais depuis les années 1980. Ils m’ont demandé quand je pouvais commencer, j’ai répondu : demain. » Il y passera cinq ans. Enfin, le Lago/Algo dont il suit le développement, « au cœur d’un parc urbain à Mexico ».
Verbe posé et disponibilité polie, Jérôme Sans reçoit dans son grand appartement haussmannien où il vit et travaille, à deux pas du métro Château d’eau, quand il est à Paris. La semaine suivant l’entretien, il s’envolera pour Denver (Colorado) où il a supervisé l’ouverture de la Cookie Factory, une initiative « hybride » lancée par une collectionneuse, qui réunit dans une ancienne fabrique de biscuits art, créativité et innovation afin, détaille le communiqué, « de favoriser des liens au sein de la communauté locale de Denver ». « Le centre est situé dans une zone résidentielle, il s’agit de connecter l’art sur la ville. On ouvre avec une block party. » L’essentiel n’est-il pas que la fête soit belle ?
Il se voit « comme un réalisateur qui travaille trois ou quatre ans sur un film, avant de passer au suivant. Ce sont à chaque fois des aventures humaines, collectives et artistiques ». À propos de cinéma, « River Movie », le parcours d’art en plein air qu’il a conçu pour les quais de Saône à Lyon (avec notamment des œuvres d’Elmgreen & Dragset, de Tadashi Kawamata, Jean-Michel Othoniel, Pascale Marthine Tayou…), arrive enfin à terme au bout de douze ans. Cette commande au long cours de Lyon Métropole visait à « ramener la vie le long des quais », explique Jérôme Sans, qui en a assuré la direction artistique et technique avec l’agence Arter.
Appelé, parfois en amont, souvent en urgence, pour ces missions aux formats variés, il ne s’appesantit pas sur les difficultés de son métier. Les mille et un détails qu’il faut régler, gérer, le poids des contingences, sont gommés au bénéfice de l’image rassurante du directeur artistique devenu, tel un chef ou un architecte superstar, une marque identifiée. Jamais avare de formules clés en main, jonglant avec les concepts dans l’air du temps, Jérôme Sans déroule son propos sur un ton aussi mesuré que le cours de son existence semble effréné. « Je vis dans le présent », assure-t-il. Peu importe si la finalité semble parfois se diluer à l’épreuve du réel. Directeur artistique mondial pour les hôtels Le Méridien, il a œuvré à « transformer l’expérience de l’arrivée dans un hôtel, par exemple, en imaginant de rentrer dans chaque établissement comme dans une image ».
Les propositions ne manquent pas. Les convictions n’ont pas changé : amener l’art là où on ne l’attend pas. Pour le Grand Paris Express, il avait, dit-il, imaginé de faire de chaque station « une plateforme de découverte, incluant les communautés locales ». Le projet, copiloté par José-Manuel Gonçalvès, a pris une autre direction. Il s’en est retiré, et ne fera aucun commentaire sur un possible conflit d’ego. Et puis il y a le futur centre d’art Emerige, en chantier sur l’île Seguin (Boulogne-Billancourt) et censé ouvrir en 2026. « Avec Laurent Dumas [le président fondateur du groupe Emerige] et les architectes catalans [de l’agence] RCR, j’ai participé aux premières étapes de ce projet pour réfléchir à sa configuration. » Sa mission s’est terminée en 2020. Sans qu’il y ait fâcherie. Peut-être cette future institution avait-elle cependant réveillé les rêves de Jérôme Sans. Plus de vingt ans après le Palais de Tokyo, un nouveau lieu voit le jour, un nouveau chapitre parisien qui s’écrira sans lui. Il n’éprouve aucune amertume. « Même si je n’apparais pas toujours au générique des projets auxquels je collabore, ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de faire bouger les lignes. »
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Jérôme Sans, l’aventurier de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°655 du 9 mai 2025, avec le titre suivant : Jérôme Sans, l’aventurier de l’art








