Le 6 juin 2013, le photojournaliste Édouard Elias est pris en otage en Syrie par l’État islamique. Après onze mois de captivité, il est libéré le 18 avril 2014. Au début de l’année, onze ans après sa libération, il revient en Syrie. Un retour dont il rend compte dans l’exposition « Syrie année 0 » présentée au prix Bayeux des correspondants de guerre 2025.
Pour assister à la fin du conflit et à la libération du pays. Après la chute de Bachar al-Assad, les conditions pour y retourner étaient réunies. Si on ne sait pas ce qu’il va advenir de la Syrie, il s’agissait de la fin d’une dictature terrible et d’un système bureaucratique autocratique dévoyé par une seule famille, le clan al-Assad, qui a réprimé la population dans la terreur. Les nouvelles forces au pouvoir luttaient par ailleurs contre l’État islamique (EI). Je suis passé par Beyrouth et je suis arrivé le 31 décembre 2024 en Syrie. C’était la première fois que j’y entrais par le Liban. J’étais toujours passé par le nord, par la Turquie. Alep et la région d’Idlib me sont familiers, pas le reste du pays. Mais j’étais entouré par des amis, le journaliste Arthur Sarradin et, sur place, le photoreporter de guerre syrien Abdulmonam Eassa qui était retourné dans son pays et avec lequel j’ai co-signé un reportage sur le Darfour exposé à Bayeux, il y a trois ans. Puis il y a eu un second voyage en février, juste après mon audience au procès [du groupe de djihadistes jugés devant la cour d’assises spéciale de Paris pour leur implication, l’enlèvement et la séquestration de plusieurs otages occidentaux par l’EI, entre 2012 et 2014, dont Édouard Elias et les journalistes Didier François et Nicolas Hénin, NDLR]. L’audience s’est achevée à 21 h 30. Le lendemain, à 6 heures, j’étais dans l’avion. Faut-il y voir un déni ? Peut-être. Ce qui est certain, c’est que l’on ne peut travailler qu’au début et à la fin d’un conflit ; après, cela devient plus compliqué.
Ce qui m’intéresse, ce sont les restes du régime, les lieux emblématiques de la terreur que sont les prisons de Sednaya, de Far’ Falastin et de Tadmor, dont le seul nom effrayait les Syriens, et la destruction totale de quartiers ou de villes comme Daraya, Yarmouk, Jobar, au sud de Damas, et Palmyre. Car ce qui est particulier en Syrie est que l’on a eu l’opposition entre deux régimes autoritaires : le régime de Bachar al-Assad et celui de l’État islamique, deux entités au totalitarisme et méthodes assez similaires. Bien sûr, j’ai essayé de retrouver mes lieux de détention, mais ce n’était pas le but qui est de constituer une iconographie de la terreur, de l’emprisonnement et de la disparition que l’on retrouve dans tous les régimes totalitaires.
Je ne suis retourné qu’à l’hôpital ophtalmologique d’Alep où une partie d’entre nous a été détenue. Je n’ai réussi qu’à faire deux photos en noir et blanc de l’intérieur. L’une concerne les marches d’un escalier, l’autre une porte. Le second lieu était dans une zone industrielle que je n’ai pas réussi à retrouver. C’était un endroit secret, caché, de l’État islamique. Je n’ai pas réellement pris le temps pour le chercher. Je ne suis resté qu’une journée à Alep, avec Abdulmonam et Arthur. Pour l’exposition de Bayeux, je n’ai pas retenu ces deux photos. Elles me semblent anecdotiques par rapport à l’ampleur de la destruction du pays que j’essaie de documenter. L’histoire des otages occidentaux en Syrie, je la montrerai dans un deuxième temps quand j’aurai un peu plus d’images. Je ne veux pas mélanger les choses. Quand j’ai été libéré, j’ai fait le choix de ne pas parler de la détention par pudeur, car j’avais envie de retrouver et poursuivre mon travail de photographe. J’ai toujours été discret par rapport à cette histoire, non parce que j’ai un problème pour la raconter. Je peux le faire, je l’ai raconté pour le procès car, en étant partie civile, on a des droits et des devoirs.
Oui, mais c’est surtout une façon d’en parler symboliquement. Ce jeu d’échecs de 27 cm sur 27, j’ai réussi à le fabriquer avec des fonds de boîtes de Vache qui rit, les stylos des autres otages et un coupe-ongles que l’on avait réussi à voler à nos gardiens dans les toilettes et qui m’a permis de découper, petit à petit, les pièces, la nuit dans le noir. Je pouvais les cacher rapidement. Nous y avons tous joué. Ce jeu nous a permis de nous évader de la pression constante, de la violence et de nos conditions de promiscuité. Alors que nous n’avions aucune prise sur quoi que ce soit, c’était notre liberté de placer telle pièce à tel endroit.À ma libération, je l’ai rapporté ; je l’avais planqué dans le revers d’une veste qui m’avait été donnée et qui n’a pas été fouillée en sortant. C’est au Soudan, en 2021 avec Abdulmonam, que j’ai rejoué aux échecs. C’est mon grand-père qui m’a appris à y jouer quand j’étais enfant. En rentrant, j’ai appelé Fanny. La décision de transformer ce jeu d’échecs en un objet d’art unique a été prise bien avant que Bachar al-Assad ne tombe et que je retourne en Syrie. Des estampes en série limitée et un livre l’accompagnent (Édouard Elias, Le Printemps arrive, et avec lui les hirondelles, The (M) éditions, à paraître).
Notre rencontre, en 2016, a été un coup de foudre amical. Fanny est la personne avec qui je peux parler, échanger. Elle m’a appris énormément de choses, notamment sur la forme et la matérialité de l’image. J’ai trouvé avec l’héliogravure le procédé d’impression idéal pour rendre mes photographies pérennes.
Non. J’ai profité d’un reportage à la mi-août au Liban pour retourner en Syrie aux mêmes endroits, mais là en numérique pour voir la différence avec le travail mené en argentique. La suite du projet se passera dans l’est du pays, à Rakka et Deir ez-Zor.
Je veux travailler sur le concept de répétitions historiques, d’images qui brouillent les temps et les espaces. Si j’avais travaillé pour une rédaction, elle m’aurait demandé plusieurs sujets, de travailler en couleur et d’envoyer mes photos rapidement. J’avais besoin de faire ce retour comme je l’entendais tout en restant dans le photojournalisme. Les gens aiment bien appeler ce type de travail de la photographie documentaire, je préfère le terme de photojournalisme. Car je n’ai pas envie de dénigrer cette pratique qui, en ce moment, dans beaucoup d’expositions, en prend plein la figure. Je regrette qu’on la réduise à certaines pratiques sensationnalistes.
Mes expériences de vie font que je ne me vois pas travailler dans un dynamisme de groupe. J’ai l’impression que si j’intégrais un collectif ou une agence, je perdrai un peu le contrôle de ce que je fais. J’ai besoin de tout contrôler, je compartimente beaucoup tant ma vie professionnelle que privée. Mais surtout je n’arriverai pas à suivre le rythme d’une agence ou d’un collectif. Je suis incapable d’être dans une temporalité classique.
J’ai fait un peu ce choix en travaillant avec Fanny et en étant représenté par la galerie Polka. Mais mon objectif, en tant que photojournaliste, c’est que mon travail, quel que soit le choix esthétique que je lui donne, ait une grande et large diffusion dans la presse, les musées, les festivals, les livres scolaires et les écoles. Depuis dix ans, je me rends dans les écoles pour faire de l’éducation à l’image et aux médias. Car informer de la manière la plus juste et honnête – du moins essayer –, c’est du service public.
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Édouard Elias : « J’essaie de documenter l’ampleur de la destruction du pays »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°789 du 1 octobre 2025, avec le titre suivant : Édouard Elias : « J’essaie de documenter l’ampleur de la destruction du pays »








