Art contemporain - Danse & Théâtre

Danse et arts plastiques, une fructueuse hybridation

Par Olympe Lemut · L'ŒIL

Le 23 septembre 2025 - 1718 mots

Avec l’avènement de la danse moderne, puis la révolution culturelle des années 1970, la danse s’est progressivement affranchie de l’espace scénique. En parallèle, des lieux consacrés à l’art invitent la danse dans les expositions et accueillent des performances. Ce double mouvement favorise des productions hybrides qui abolissent les frontières entre les disciplines. État des lieux.

Au début du XXe siècle, la danse commence sa mutation loin du carcan de la danse classique, en privilégiant les liens avec les autres arts. Le ballet Parade créé en 1917 au Théâtre du Châtelet avec les Ballets russes illustre cette collaboration entre artistes célèbres : l’œuvre est écrite par Jean Cocteau, sur une musique d’Erik Satie, chorégraphiée par Léonide Massine et scénographiée par Pablo Picasso. Mais sa modernité suscite des critiques. À la même époque, Sophie Taeuber-Arp crée de nombreuses pièces dansées avec ses amis cubistes, qu’elle interprète vêtue de costumes et masques proches de la sculpture. C’est surtout dans les années 1960 et 1970 que danse et arts plastiques procèdent à un rapprochement au long cours, en particulier aux États-Unis. Des chorégraphes comme Merce Cunningham et Lucinda Childs en sont les principaux artisans, par leur collaboration permanente avec des artistes plasticiens et des musiciens. La Fondation Merce Cunningham Trust décrit ainsi le parcours du chorégraphe : « Il a remis en question les idées traditionnelles sur la danse telles que le rôle des interprètes et du public, ou les limitations du plateau scénique. » Signe de proximité avec l’art contemporain, les décors de ses pièces sont souvent créés par le peintre Robert Rauschenberg, figure de l’avant-garde américaine. Lucinda Childs partage avec Merce Cunningham un intérêt pour l’espace et l’art abstrait, qui s’incarne dans ses collaborations avec l’artiste américain Sol LeWitt et l’aspect architectural de ses créations. Parmi les danseuses et chorégraphes phares de cette période, on trouve aussi Simone Forti, Trisha Brown et Anna Halprin, selon Madeleine Planeix-Crocker, curatrice pour le spectacle vivant et la performance à Lafayette Anticipations : « Trisha Brown a fait de nombreuses performances dans des musées durant les années 1970, et Simone Forti s’est intéressée à l’aspect sculptural de la danse à cette même époque. » Les deux chorégraphes, qui ont collaboré dans les années 1960, ont sorti la danse du plateau scénique, en se produisant dans des institutions culturelles, des galeries, des parkings et des lieux publics. Au même moment, Anna Halprin se demandait « qui a décidé que je devais danser dans un théâtre ? » Ce bouillonnement se déploie aussi dans des festivals, où les espaces sont propices à l’expérimentation. Outre le Festival d’Avignon, puis le Festival d’automne, en France, les chorégraphes se produisent régulièrement au Festival des arts de Shiraz (Iran), véritable laboratoire artistique qui accueille entre autres Bob Wilson, Maurice Béjart et Merce Cunningham entre 1967 et 1977. Au milieu des vestiges des monuments antiques, les créations dansées explorent les limites du quatrième mur.

Danser au musée

En France, des centres d’art invitent régulièrement des chorégraphes à partir des années 1980, comme le Musée d’art moderne de Paris, le Centre Pompidou ou le CAPC de Bordeaux. À partir des années 2000, ce sont les musées des beaux-arts qui rejoignent la tendance, car il s’agit bien d’une tendance, comme le rappelle la chorégraphe Emmanuelle Huynh : « Il y a aujourd’hui une intensification de l’intérêt des musées pour la danse, et inversement un intérêt pour les arts visuels dans des lieux consacrés à la danse. » Elle précise avoir elle-même présenté en début de carrière des pièces chorégraphiques dans des expositions d’Annette Messager et Louise Bourgeois, et récemment de Jocelyn Cottencin au Carré d’art à Nîmes. Le milieu de l’art contemporain semble désireux d’intégrer la danse et la performance à ses expositions, voire à ses rendez-vous marchands : la foire Art Basel Paris propose une programmation de performances. Le Musée du Louvre est demandeur de performances, comme l’atteste le collectif (LA)HORDE qui s’y est produit en début d’année, au milieu des sculptures des Cours Marly et Puget. De même, le Musée d’art moderne de Paris a programmé des pièces dansées pendant la Nuit européenne des musées, en mai dernier, quitte à laisser le champ libre à l’expérimentation comme celle de la compagnie Les Gens d’Uterpan, en mai 2023, qui présentait aussi son travail sous forme d’expositions. À Besançon, le Musée des beaux-arts et d’archéologie a exploré les liens entre danse et arts visuels depuis le XVIIe siècle, dans l’exposition « Chorégraphies. Dessiner, danser », jusqu’en septembre, présentant des œuvres plastiques et un programme de chorégraphies. Si les chorégraphes répondent présents, peuvent-ils éviter d’être de simples compléments à une exposition ? Ce risque de performance cosmétique existe bien selon Madeleine Planeix-Crocker, qui souligne que « parfois dans de nombreux lieux d’art en France et ailleurs, la performance et la danse sont présentées dans la programmation publique ou parallèle, pour animer une exposition, et non dans la programmation artistique. » Emmanuelle Huynh constate de son côté le risque d’être « un divertissement pendant le vernissage », mais tempère en ajoutant que la demande des musées témoigne d’une « vision élargie des disciplines et d’une forme d’indiscernement entre elles ». Au Centre national de la danse (CND), la directrice, Catherine Tsekenis, explique que « la porosité entre danse et arts plastiques va plus loin que la simple collaboration, car les artistes ouvrent leur champ d’expression à d’autres disciplines ». Côté institutions, elle cite le choix du Centre national des arts plastiques de s’installer à Pantin, en périphérie de Paris, près du CND, et les expositions communes déjà réalisées. La rémunération des interprètes par les lieux d’art, comme le souligne le plasticien Théo Mercier, reste un point à améliorer : « Quand nous nous produisons dans un musée, nous constatons une méconnaissance et une naïveté face aux questions de rémunération et de statut des artistes. » Emmanuelle Huynh estime que le rapprochement entre danse et arts plastiques influence positivement les pratiques, notamment en ce qui concerne les contrats d’artistes.

Occuper l’espace

Tous les acteurs s’accordent à dire que l’architecture et les espaces d’exposition jouent un rôle fondamental dans la présentation des pièces dansées hors du plateau. Les lieux qui accueillent régulièrement des performances ont en effet « une architecture remarquable », comme l’exprime Emmanuelle Huynh qui cite le CAPC de Bordeaux, le Palais de Tokyo (Paris), le Carré d’art (Nîmes), la Tate Modern (Londres) et le Guggenheim (New York). Au Palais de Tokyo, le commissaire d’exposition Hugo Vitrani, responsable des performances de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal, souligne que « ce programme invite à sortir de l’aspect événementiel de la performance » grâce à une résidence artistique. Il ajoute que « l’architecture du bâtiment est importante dans le processus de création de la chorégraphe qui y puise comme dans une matière brute ». À la Fondation Lafayette Anticipations, Madeleine Planeix-Crocker insiste aussi sur le rôle de l’architecture dans la spatialisation des pièces dansées ou performées : « Le lieu lui-même est fondé sur le mouvement avec ses plateformes mobiles, et nous avons une programmation transversale depuis notre ouverture. Le Festival Échelle humaine et les performances tout au long de l’année se déploient dans les étages et dans l’Agora du rez-de-chaussée, selon les contraintes des expositions. » Les contraintes spatiales de lieux d’exposition influencent les pièces présentées, comme au WIELS de Bruxelles où Anne Teresa De Keersmaeker a créé « Work/Travail/Arbeid », en 2015. Si les beaux volumes de l’ancienne brasserie de bière se prêtaient idéalement aux variations répétitives de la chorégraphie conçue comme une exposition permanente, son adaptation décevante au Centre Pompidou, en 2016, sur un plateau nu a révélé l’importance de l’architecture sur l’œuvre vivante. L’œuvre a ensuite été présentée à la Tate Modern de Londres.

Interconnexion des lieux et de la création

Il reste la question de l’influence des lieux sur le processus de création : hors de la scène, une pièce chorégraphique change-t-elle de nature ? (LA)HORDE, qui dirige le Ballet de Marseille, s’est questionnée sur ce point : « À l’occasion de notre collaboration avec le Louvre, nous avons conçu des œuvres performatives inédites, issues des matières premières de notre pièce Age of Content. En réponse à un cadre particulièrement exigeant, cette adaptation met en lumière notre volonté de repenser la performance dans l’espace muséal. » Une même pièce peut donc connaître des spin-off et des adaptations multiples, avec toujours « une réflexion sur la place du public et l’intégration du numérique dans la chorégraphie ». Plus radical, Théo Mercier a fondé une structure de spectacle vivant en parallèle de son travail de plasticien. Il constate qu’« il s’agit de deux systèmes de diffusion, mais [que] ce sont à peu près les mêmes processus de création, avec un travail d’équipe et des dessins préparatoires ». Ses créations chorégraphiques ont été montrées à la fois sur scène, dans des festivals et dans des lieux d’art ou des monuments (Conciergerie de Paris, Grande Halle de La Villette). Selon lui, les pièces dansées qu’il propose aux musées constituent des « paysages à regarder, avec un questionnement sur la position du spectateur ». Catherine Tsekenis, citant le travail du chorégraphe français Christian Rizzo, confirme que « les interrogations sur l’espace se rejoignent dans la danse et les arts visuels : au fond, c’est toujours la question du paysage ».

Danser les visions de l’artiste 


C’est un spectacle singulier qui s’est tenu les 1er et 2 août dans la cour d’honneur du palais des Papes d’Avignon. Il était prévu que la chorégraphe et danseuse américaine Carolyn Carlson présente une création interprétée par le danseur étoile Hugo Marchand au milieu des œuvres de l’exposition « Othoniel – Cosmos ou les fantômes de l’amour » [visible jusqu’au 4 janvier 2026], qui investit le palais comme de nombreux espaces publics d’Avignon. Mais les circonstances d’un heureux délai de démontage des gradins de la cour d’honneur à la suite du Festival d’Avignon ont permis au spectacle une audience beaucoup plus vaste, et un cadre plus impressionnant encore. Une jauge pleine sur les deux représentations, un danseur star et virtuose évoluant dans un décor-sculpture fait de plus de 10 000 briques de verre de Murano (un procédé signature de Jean-Michel Othoniel), une évocation des visions qui traversent l’esprit d’un artiste la nuit, avec ses chimères, ses cauchemars et les duos entre un créateur et son œuvre : il n’en fallait pas plus pour créer l’événement. Une nouvelle illustration des éclairages féconds que la danse et les œuvres d’art se renvoient mutuellement.

Olivier Celik

« Midnight souls »,

chorégraphie de Carolyn Carlson, avec Hugo Marchand, Caroline Osmont et Juha Marsalo. Reprise du spectacle prévue, dates à venir.

À Lire
Revue « Repères, Cahier de danse, « Danse et/au musée. Entretiens  », n° 38-39, co-édition La Briqueterie-CDCN du Val-de-Marne, 2017, 80 pages, 12 €.Éliane Beaufils et Alix de Morant, « Scènes en partage : l’être ensemble dans les arts performatifs », Deuxième Époque éditions, 2018, 344 pages, 26 €. Boris Charmatz, « Manifeste pour un Musée de la danse », à télécharger sur le site du Centre chorégraphique de Rennes et de Bretagne : www.museedeladanse.org/fr/articles/manifeste-pour-un-musee-de-la-danse.html

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°789 du 1 octobre 2025, avec le titre suivant : Danse et arts plastiques, une fructueuse hybridation

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