Christian Boltanski, artiste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 23 mai 2011 - 1518 mots

Depuis ses premières vitrines jusqu’aux installations monumentales, Boltanski a construit une œuvre au noir. Portrait de l’occupant du pavillon français à Venise.

Attention vous êtes filmé ! Aucun visiteur n’échappe à l’objectif des caméras accrochées dans l’atelier de Christian Boltanski. L’artiste qui orchestre le pavillon français à la Biennale de Venise n’est pas adepte de la télésurveillance mais de sa propre téléréalité. Offrant sa vie en viager à l’Australien David Walsh, il a accepté d’être filmé de manière continue jusqu’à son décès, lequel, selon le collectionneur, devrait survenir dans huit ans. Après avoir été hanté par la mort des autres, Boltanski joue avec la sienne. « C’est un grand angoissé, souligne Catherine Grenier, conservatrice au Musée national d’art moderne. Il a le plaisir des petites choses et l’angoisse des grandes. » Le pessimiste n’en est pas moins bon vivant. « Christian est beaucoup plus drôle, plus complexe, moins dessiné qu’on ne le croit, ajoute l’artiste Bertrand Lavier. C’est un décodeur très précis de la réalité. »   Bien qu’il soit devenu un artiste officiel français, tout comme son rival Daniel Buren, il reste un homme de l’entre-deux, partagé entre judaïsme et christianisme, minimalisme et expressionnisme. En dépit de sa filiation conceptuelle patente dans son goût des listes et inventaires, il s’abandonne depuis le milieu des années 1980 au sentiment, voire au pathos. 

Obsession funèbre
Né d’un père juif converti qui a dû se cacher sous le plancher de l’appartement familial pendant la guerre, et d’une mère chrétienne, écrivaine et handicapée, Boltanski aura eu une enfance pour le moins atypique. Jusqu’à l’âge de 18 ans, il n’aura guère le droit de sortir seul. Suivant les percepts hygiénistes paternels, il cultivera la crasse. Malgré tout, cet adolescent mal dans sa peau ne manquera pas de chance. Chance d’être remarqué très tôt par le commissaire d’exposition Harald Szeemann, qui le montrera à la Documenta de Cassel (Allemagne) en 1972. Chance d’exposer à la galerie Ileana Sonnabend, à Paris, dès 1970. Celle-ci l’avait découvert quelques mois plus tôt au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (MAMVP), grâce à une exposition de ses «  Petits couteaux »   que lui avait proposée l’artiste Sarkis. « J’ai vu arriver Christian recroquevillé sur lui-même, baissant la tête, avec des lames de rasoir, des boulettes de terre, des objets maladroits. C’était d’une étrangeté absolue, violent et émouvant », se souvient Suzanne Pagé, alors conservatrice au musée.

L’émotif s’intègre au jeu social grâce à l’art et à la rencontre avec sa compagne, l’artiste Annette Messager, qui lui fera notamment découvrir l’art brut. « L’art m’a sauvé, car il permet d’être anormal dans la normalité », explique-t-il. L’enfance, dont il aura peiné à sortir jusqu’à l’âge de 24 ans, infuse tout son travail, des membres du club Mickey aux Habits de François C. La mort et, en corollaire, la tentative de construction d’une mémoire, s’impose aussi d’emblée, dans ses Vitrines de référence des années 1970 semblables à des reliquaires, avant de se décliner dans Menschlich (1994), la Réserve du Musée des enfants conçue en 1989 pour le MAMVP, ou encore Monumenta, en 2010. De même, les 40 000 battements de cœurs qu’il a collectés depuis 2005 trahissent plus l’absence que la présence. Cette obsession funèbre atteint son point d’acmé dans le pacte faustien conclu avec David Walsh. « Dans notre société, on n’a pas le droit de parler de la mort ni de la vieillesse, souligne l’intéressé. Que je meure, ce n’est pas une catastrophe ; on n’est pas remplaçable, mais on est remplacé. »  

L’œuvre de Boltanski présente cette particularité d’être à la fois conceptuelle, formelle et narrative. «  C’est un grillot, un narrateur extraordinaire, insiste Jean-Hubert Martin, commissaire du pavillon français à la Biennale de Venise. Il sait transformer tout de suite n’importe quel événement en conte ou en parabole, le synthétiser en formule. »   En grand manipulateur, il use aussi du mensonge, trafique ses souvenirs. « Quand il ment, c’est pour dire la vérité de manière plus audible pour le public. Il pense toujours au public, il n’est pas dans une démarche introspective de confession. Il a compris très vite que lorsqu’une chose est trop singulière, elle perd sa qualité de communication, indique Catherine Grenier. C’est un peu comme au théâtre, où il faut parler plus fort pour se faire entendre, les artistes doivent exagérer et mentir pour exprimer des vérités. » 

Boltanski le reconnaît volontiers : depuis le livre d’artiste Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950 (1969), son œuvre fonctionne sur la redondance et le ressassement. «  La différence entre un artiste et un styliste de mode, c’est que le styliste doit avoir des idées. L’artiste, lui, doit avoir une idée »  , souligne-t-il. Mais à partir des mêmes concepts, il produit des expériences différentes. L’humour à l’œuvre dans les Saynètes comiques a laissé place au milieu des années 1980 à une gravité frisant parfois la lourdeur. Le clavier des émotions change à partir du moment où il s’empare de la Shoah. Le goût du bricolage et de l’intime disparaît au profit d’une certaine solennité. Ce virage sentimental en a hérissé plus d’un. On lui reprochera de corrompre l’histoire par la fiction, de transformer une tragédie en fonds de commerce. « Ce n’est pas tant que Boltanski illustre l’Holocauste qui pose problème, c’est plutôt qu’il prétende n’y jamais faire référence », écrivait le critique d’art Jean-Yves Jouannais en 1998 dans la revue Art Press. Et d’ajouter : «  [Le réalisateur] Claude Lanzmann dit avec justesse qu’il ne devrait jamais cesser d’être question de l’Holocauste, mais au travers de documents, de témoignages. Parce que la fiction irradie.

Un seul élément de fiction sur le territoire symbolique d’Auschwitz se comporte, par contiguïté, par capillarité en quelque sorte, comme le seul qui, au Moyen Âge, entreposé au pied des cathédrales les jours de marché, a fragilisé les édifices jusqu’à leur faîte. » Ses défenseurs lui opposent la nature polysémique des œuvres. Selon Catherine Grenier, face à un tas de vêtements, les Japonais songeraient davantage au tsunami qu’au génocide. 

Emprunts au théâtre
En passant de la mythologie individuelle à l’histoire collective, Boltanski emprunte de plus en plus au théâtre, tout en injectant aux spectacles auxquels il contribue les questionnements du plasticien. «  Christian m’a apporté un déplacement de regard. Le monde du théâtre est superficiel, virtuose. Lorsqu’on fait un jeu de lumière, on dit que c’est beau. Mais demander pourquoi on fait ce jeu de lumière-là, c’est une question morale »  , souligne l’éclairagiste Jean Kalman. Grâce à ses incursions sur la scène, Boltanski apprend à maîtriser la lumière et le son, mais aussi le mouvement physique du spectateur, une donnée capitale de sa Monumenta en 2010 au Grand Palais.

Cette dimension sera aussi à l’œuvre au pavillon français de la Biennale de Venise. L’ambiance de l’installation baptisée Chance sera nécessairement tout autre que celle glaciale et hivernale du Grand Palais, des rais de lumières dardant d’un moucharabieh industriel placé sous la verrière du pavillon. Boltanski change de grammaire, passe de l’obsession de la mort à l’idée du destin, avec les images de quatre cents bébés issues d’un journal polonais glissant dans des rotatives de presse. Toutes les huit minutes, un visage se trouve cadré de manière aléatoire sur un moniteur. « Leur vie est à écrire, indique l’artiste. Les bébés sont neutres, ils ne sont pas marqués par une classe sociale. Ce qu’on devient est totalement fortuit à partir du coït parental. Tout ce qu’on a eu en nous est le jeu du hasard. » Un hasard qui, chez Boltanski, a toujours bien fait les choses.

Sauf peut-être dans le cas de la Biennale, où l’on peut se demander si le pavillon ne vient pas gratifier un peu tard un parcours débuté très tôt. La France n’aurait-elle pas dû plutôt miser sur sa jeune scène dynamique ?  Il faut arrêter avec cette idée que c’est trop tard dans sa carrière, estime Jean-Hubert Martin. C’est comme si on avait dit à Matisse : «  les papiers découpés, c’est trop tard ». Ce qu’on voit, c’est un artiste qui sait se renouveler, et qui est au mieux d’une phase créative. « Une créativité qui s’accompagne d’un penchant croissant pour l’éphémère et la destruction, loin du fétiche, marqueur de ses premières œuvres. » De la pièce de Venise, il ne restera rien. Ce sera à rejouer, explique-t-il. Je voudrais mettre aussi ma Monumenta au répertoire, comme il y a un répertoire de la Comédie-Française, et que, dans cinquante ans, on puisse la rejouer. Il faut que ce soit réincarné par quelqu’un qui le signe, comme le pianiste qui redonne une force à la partition. « Encore et toujours, il est question de conserver la « petite mémoire » .

Christian Boltanski en dates

1944 Naissance à Paris.

1970 Expose au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

1972 Participe à la Documenta de Cassel.

1984 Exposition au Centre Pompidou.

1986 Exposition à la chapelle de la Salpêtrière, à Paris.

2005 Commence à collecter les battements de cœurs.

2010 Exposition « Monumenta », Grand Palais.

2011 Pavillon français à la Biennale de Venise (4 juin-27 novembre).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°348 du 27 mai 2011, avec le titre suivant : Christian Boltanski, artiste

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