Profession

Ivoirier

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 25 novembre 2009 - 744 mots

L’art de la taille de l’ivoire, jadis florissant à Dieppe, est en voie de disparition. À cause du manque d’impétrants plus que de la stricte réglementation qui régit l’usage du matériau

La vitrine dans laquelle Jean-Pierre Heckmann restaure avec minutie, à l’aide de burins, râpes et grêles, des objets anciens en ivoire contraste avec son environnement, les magasins de vêtements de la rue Bonaparte, située à deux pas de la place Saint-Sulpice (Paris-6e). Au numéro 57, là où le commerce d’objets religieux était jadis prospère, les deux derniers ivoiriers de la capitale tiennent encore boutique. À 82 ans, Pierre Heckmann, le père, compte encore travailler trois années, et laisser entre-temps le fils, Jean-Pierre, partir à la retraite, à l’âge légal de 65 ans…

Et après ? Le magasin, ouvert en 1913, n’aura plus de successeur et baissera le rideau. Disparaîtra alors un savoir-faire perpétué depuis quatre générations et transmis depuis le Moyen Âge par des lignées d’artisans venus de Dieppe (Seine-Maritime). La ville côtière normande, conquérante sur les mers, était alors le principal port d’importation d’ivoire d’éléphant provenant des côtes africaines. De quoi entretenir une activité florissante de taille et de vente d’objets en ivoire, très prisés par une riche clientèle, à l’instar de pommeaux de canne, crucifix et autres statuettes religieuses et laïques, comme en témoignent encore aujourd’hui les collections du musée-château de la ville. Avec l’invention du tourisme balnéaire, les pièces ont ensuite été principalement vendues à une clientèle aisée composée de touristes anglais, venus en villégiature sur la côte normande. « Mais après la guerre de 1914, les Anglais sont partis passer leurs vacances sur la Côte d’Azur et l’activité a décliné, raconte Pierre Heckmann. Quelques familles sont alors venues ouvrir des maisons à Paris. » Des trois cents ivoiriers qui ont pu être recensés sous l’Ancien Régime, Dieppe ne compte aujourd’hui plus que deux artisans, ainsi Annick Colette-Frémond, cinquième de la génération mais première femme à tenir le burin pour travailler ce matériau noble.

Dans le sens du fil
D’autres difficultés sont venues plus tard compliquer la tâche de ces professionnels. En 1976, la « Convention de Washington », qui protège sur le plan international les espèces animales menacées, fait de l’ivoire d’éléphant un matériau réglementé, et donc interdit à la vente. Finalement, les stocks entrés sur le territoire avant la Convention, et dotés d’un certificat, pourront continuer à faire l’objet de transactions. Plusieurs centaines de kilos de défenses, vestiges de l’histoire coloniale, sont ainsi régulièrement cédées en vente publique. Et, en prévision des besoins des familles établies de longue date, des stocks ont été précieusement conservés à Paris. « Comme nous faisons essentiellement des réparations, nous utilisons aussi le stock constitué depuis un siècle à partir des déchets », explique Pierre Heckmann. D’après lui, ce n’est donc pas tant la réglementation de l’usage du matériau qui a provoqué son déclin, mais l’absence d’intérêt pour cette profession. L’apprentissage est long et requiert avant tout une bonne maîtrise du dessin. « À Dieppe, on envoyait les enfants se former chez un maître ivoirier contre cinq francs or par an », se souvient l’artisan. Lui a suivi une autre voie, celle de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, soit cinq années passées en section sculpture, dans laquelle il a côtoyé le sculpteur César. Il y a acquis la dextérité et le sens artistique nécessaires à la réalisation comme à la restauration des pièces finement sculptées dans ce matériau ; celui-ci, travaillé dans le sens du fil, est apprécié pour le poli de ses surfaces.

Éléphant contre mammouth
Dans la poussière de la cave voûtée de la boutique, qui comptait jadis dix employés, Pierre Heckmann œuvre pour des particuliers et des antiquaires qui lui apportent des objets datés de toutes époques. Mais, contrairement à son dernier confrère francilien, l’atelier Migeon installé à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), l’ivoirier n’est plus autorisé, faute de disposer de l’habilitation nécessaire, à travailler pour les musées, alors qu’il l’a longtemps fait – au même titre que de nombreux artisans d’art également compétents. Que se passera-t-il lorsque Pierre Heckmann mettra la clef sous la porte ? « Ils feront faire leurs réparations comme aux États-Unis avec du plastique dégueulasse », déplore-t-il. À terme, se posera toutefois la question de l’approvisionnement du matériau. Car les réserves de défenses d’éléphant, l’ivoire le plus approprié pour la sculpture – contrairement à l’ivoire de mammouth venu de Sibérie – ne sont pas inépuisables. Mais peut-être ne restera-t-il déjà plus de professionnels pour le déplorer.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°314 du 27 novembre 2009, avec le titre suivant : Ivoirier

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