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ENTRETIEN

Toto Bergamo Rossi : « Gérons Venise comme le plus grand musée du monde »

Directeur de la Fondation Venetian Heritage

VENISE / ITALIE

La crise du coronavirus peut être l’occasion d’une renaissance de la ville, défend ce spécialiste du patrimoine historique et artistique de Venise, qui plaide pour une gestion volontariste, seule susceptible de mettre fin au tourisme de masse.

Toto Bergamo Rossi dirige le Venetian Heritage, une organisation internationale non lucrative qui recueille plus de 2 millions d’euros par an pour financer des campagnes de restauration, des expositions, des recherches et des conférences sur le patrimoine artistique et culturel de Venise. Son dernier grand chantier a été le retour de la collection de statues antiques au Palazzo Grimani, musée d’État d’où elle était absente depuis quatre siècles.

Le coronavirus a figé le monde en général et Venise en particulier. Quelle était la situation de la ville ?

La pandémie a mis sur « pause » un film d’horreur, celui du tourisme de masse. Cette tragédie peut néanmoins être utilisée comme un moment de réflexion. La situation dans laquelle nous nous trouvions n’était pas satisfaisante. Personne ici n’a pris la mesure des conséquences de la globalisation de ces dernières années. Venise est aujourd’hui gérée et accueille les touristes comme dans les années 1970. À l’époque, il n’y en avait que quelques millions par an. L’an dernier nous avons atteint le seuil des 30 millions de visiteurs. Au début des années 2000, les aménagements de l’aéroport de Venise l’ont fait devenir le troisième plus important de la Péninsule. Dix ans après, les grandes villes du pays ont été reliées par le TGV. Je ne suis pas contre le progrès, mais ses conséquences n’ont même pas été envisagées. L’afflux de touristes, plus qu’ingérable, est tout simplement non géré. Je dis toujours que Venise est comme un vieux citron que l’on presse. Inutile de s’acharner à vouloir tirer plus qu’il n’a déjà donné. Il est temps d’ouvrir enfin un débat sérieux. La ville déserte de ces dernières semaines a un charme incroyable, mais il faut penser à l’après.

Un « après » sans tourisme de masse ?

Avec un tourisme enfin géré et pas abandonné à lui-même. Sur 30 millions de touristes par an, moins d’un million se rendent au palais Ducal qui est le musée le plus important de Venise. Il y a donc quelque chose qui ne va pas. Que font-ils ? Pour la plupart, un tour rapide de la ville qu’ils encombrent sans visiter ses musées et ses églises ni consommer puisque, en général, ils ne s’arrêtent pas dans les restaurants. Il y a un problème de communication également concernant les activités culturelles de Venise. Je ne suis pas favorable à l’interdiction du tourisme évidemment. Voir une œuvre d’art ou un lieu pendant seulement trois minutes peut changer une existence, faire naître une vocation ou une idée. Tout le monde a le droit d’avoir accès à la beauté de Venise. Mais il faut des règles.

Des règles sur les locations d’appartement aux touristes par exemple ?

Oui, c’est une nécessité absolue. On doit penser Venise comme un musée à ciel ouvert avec ses habitants dont le nombre diminue continuellement. Nous sommes désormais environ 50 000 et bientôt pas plus nombreux que dans un gros bourg de province. Au début de la période de confinement, les Italiens avaient pris l’habitude de chanter à leurs fenêtres. En ouvrant les miennes, je ne voyais en face que des maisons fermées parce qu’elles sont toutes louées à des touristes. Les supermarchés de Venise sont les seuls d’Italie où le risque de pénurie était impossible. Ils débordaient de marchandises puisque les stocks avaient été constitués pour la population touristique. Ce n’est plus possible. Venise est en train de devenir un grand Airbnb avec des écoles et des commerces de proximité qui ferment les uns après les autres. À New York, les locations touristiques doivent aujourd’hui être d’une durée minimum d’un mois. Il faut le faire également à Venise pour favoriser l’accueil dans les structures hôtelières et relancer le marché de la location pour ceux qui veulent vivre à Venise. Les Vénitiens doivent comprendre qu’ils ne peuvent plus faire les « pirates » en exploitant les touristes à qui ils louent plus de la moitié des appartements de la ville. En renonçant à quelques euros, ils pourront contribuer à la faire revivre.

D’autres mesures ont pourtant déjà été annoncées ou testées pour réduire les flux touristiques…

Elles sont symboliques et peu efficaces. Les portiques et barrières sont seulement des outils dissuasifs qui sont facilement contournables. Quant à la taxe d’entrée, quand vous avez fait des milliers de kilomètres pour venir à Venise, il est évident que vous la payez sans difficulté et que vous ne rebroussez pas chemin.

Venise est la plus belle ville-musée du monde, eh bien gérons-là comme le plus grand musée du monde. Vous connaissez à l’avance les jours de fermeture du Louvre, nous devrions savoir qu’à certaines périodes les touristes ne peuvent pas venir en masse à Venise. Utilisons les outils numériques à disposition pour que les touristes soient informés en amont des moments auxquels ils peuvent ou non s’y rendre. C’est une piste de réflexion. Mais la classe politique est rétive au changement, à ce qu’elle ne connaît pas, et préfère laisser les choses en l’état. Elle navigue à vue et laisse faire. On l’a vu avec le phénomène des navires de croisière géants qui sont un viol récurrent de la ville par des touristes qui, en plus, ne lui apportent rien et ne la visitent même pas. Sans oublier la pollution et les risques d’accidents qui seraient dramatiques. L’an dernier, nous sommes passés à deux reprises à côté d’une catastrophe. Dans un premier temps, l’avenir du tourisme à Venise sera plus local qu’international, avec les conséquences du coronavirus sur les déplacements. Le Mibact [ministère des Biens et Activités culturels et du Tourisme] devrait lancer des campagnes de promotion pour inciter les Italiens à mieux connaître leur pays. La Péninsule abrite 40 % du patrimoine mondial de l’Unesco mais ses habitants sont vraiment trop peu nombreux à bien la connaître.

Quelles conséquences aura le coronavirus sur le travail de la Fondation Venetian Heritage ?

La fondation a un siège à New York et un autre en Italie. Nos plus grands donateurs, jusqu’à il y a une dizaine d’années, étaient surtout de grandes fortunes américaines. Mais depuis le 11-Septembre et la crise financière de 2008, nous travaillons de plus en plus avec l’Europe. Nous entretenons une très bonne collaboration avec le groupe français LVMH par exemple. Il faudra voir quelles conséquences économiques auront la pandémie et les mesures de confinement de ces derniers mois. Il est encore trop tôt pour le dire. Mais il sera plus difficile de recueillir des financements pour de nouveaux grands chantiers car les donations iront sûrement à d’autres priorités comme les services hospitaliers. Mais c’est justement l’occasion de coopérer au lieu de livrer à une concurrence inutile. Je prends toujours comme exemple le [site Internet] New York Social Diary qui publie un calendrier social des événements de la ville, des galas aux vernissages en passant par les expositions. Il ne viendrait jamais à l’esprit du Met [Metropolitan Museum of Art, à New York] d’en inaugurer une le même soir que le Guggenheim. Ce n’est pas le cas entre les différentes institutions de la scène culturelle et artistique vénitienne qui ne communiquent pas assez ou mal entre elles. On est restés à l’époque féodale, à la lutte entre guelfes et gibelins qui se font la guerre entre factions rivales. Et pourtant Venise est la ville la plus internationale d’Italie avec la Biennale d’art et de cinéma, des visiteurs prestigieux…

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°545 du 8 mai 2020, avec le titre suivant : Toto Bergamo Rossi, directeur de la Fondation VenetiAn Heritage : « Gérons Venise comme le plus grand musée du monde »

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