Tivoli ou le paysage au XVIIIe siècle

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 14 décembre 2010 - 1519 mots

Situé dans les hauteurs à une trentaine de kilomètres de Rome, Tivoli et ses vestiges antiques n’ont cessé d’attirer les artistes, en particulier au XVIIIe siècle.

Faisant écho au panorama du siècle présenté au Musée du Louvre, le Musée Cognacq-Jay, à Paris, propose une promenade autour du temple antique communément qualifié « de la Sibylle », à travers une cinquantaine d’œuvres. Un parcours le long duquel transparaît l’évolution de la notion de paysage en peinture. Directeur des lieux et commissaire de l’exposition, José de Los Llanos est notre guide. 

Maureen Marozeau : Quand le site de Tivoli a-t-il commencé à attirer les artistes ?
José de Los Llanos : Ce site attire assez tôt des artistes pour plusieurs raisons. Hormis un intérêt pour l’architecture, la vague des peintres flamands à la fin du XVIe siècle, réunis autour de Paul Bril et de Jan Brueghel l’Ancien, apporte le goût pour la représentation du paysage en Italie. Venant d’un pays dépourvu de vestiges antiques, c’est la première chose qu’ils cherchent lorsqu’ils se rendent à Rome. Le temple de Tivoli est situé au bord d’un ravin qui fait plus de 80 mètres de profondeur, dans un environnement alors assez peu urbanisé. Ce cadre de sauvagerie primitive donnait l’impression aux voyageurs d’arriver dans un site préservé, demeuré quasiment intact depuis l’Antiquité.

M.M. : Pourquoi se concentrent-ils sur le temple de la Sibylle ?
J.L.L : Le temple a d’abord un intérêt patrimonial évident, reconnu depuis la Renaissance, notamment grâce à sa colonnade constituée à l’origine de dix-huit colonnes corinthiennes, son élévation harmonieuse et sa situation exceptionnelle. Construit au milieu du Ier siècle avant J.-C., le temple a été transformé en église au début de l’ère chrétienne, église elle-même tombée en ruine à la fin du XIIe siècle. Il a repris une autonomie pittoresque lorsqu’on le redécouvre au XVIe siècle. On ne sait toujours pas s’il était celui de Vesta ou de la Sibylle. Mais dans la tradition populaire, on a toujours évoqué le temple comme celui de la Sibylle, laquelle prononçait ses oracles auprès des empereurs qui se déplaçaient jusqu’à Tivoli (alors appelé « Tibur »). 

M.M. : Sous quel regard commence cette fascination ? 
J.L.L : Le Temple de la Sibylle à Tivoli [attribué à] Willem Adriaensz. II Van Nieulandt, un élève de Paul Bril, montre la manière dont on commence à appréhender le site : c’est le temple qui rend le paysage intéressant, bien qu’il soit reproduit avec un réalisme relatif. La mer en contrebas est en revanche une curiosité iconographique : soit ces spécialistes en marine font ce qu’ils savent faire ; soit, comme le relatent certains récits de voyage de l’époque, on pouvait effectivement voir la mer depuis les hauteurs. Pour tous ces voyageurs qui découvraient ce ravin, cette cascade, cette ruine antique et la mer au lointain, le caractère poétique du lieu devait être extraordinaire. 

M.M. : Comment évolue cet intérêt au XVIIIe siècle ?
J.L.L : Dans l’esprit du XVIIIe, et des théories de Roger de Piles (1635-1709), le paysage doit être à la fois divers, noble et animé : divers sur un plan topographique, noble grâce à ses bâtiments antiques, et animé par la luxuriance de la végétation et les cascades. En clair, Tivoli est le paysage composé idéal tel que la littérature théorique veut l’établir. De plus, cette apparence d’Antiquité préservée coïncide avec le goût pour l’antique tel qu’il apparaît au XVIIIe, comme le relate l’exposition du Louvre. 

M.M.  : Votre exposition présente majoritairement les œuvres de peintres français…
J.L.L : À partir des années 1720, le nouveau directeur de l’Académie de France à Rome, Nicolas Vleughels, d’origine flamande, incite ses élèves à se promener dans la campagne italienne, en particulier à Tivoli, sans doute pour les distraire des travaux trop académiques, mais aussi pour les forcer à sortir de la ville et à exercer leur curiosité. Parmi ces artistes se trouvent François Boucher, Pierre Subleyras mais aussi Joseph Vernet. Incidemment, Vleughels les pousse à faire des études d’après nature ; le terme de « peindre sur le motif » apparaît déjà à cette époque. La peinture de plein air n’est pas née au XIXe siècle comme on a tendance à le croire.

M.M. : Comment ces élèves abordent-ils le site ?
J.L.L : Ces premiers paysages réalisés sur place sont relativement mal connus, car il s’agit d’études de travail non signées ou documentées. L’exposition présente à ce titre l’unique étude connue de Joseph Vernet, datée vers 1735 et peinte sur le motif (Vue de Tivoli, coll. part.). Ici l’extraordinaire impression de modernité procède de plusieurs éléments : le paysage n’est pas cadré ; il n’est pas a priori recomposé ; il est dénué de personnages et rend une impression d’instantané.

M.M. : Ces vues sont-elles fidèles ?
J.L.L : Rares sont les représentations parfaitement réalistes de Tivoli à cette époque ; Joseph Vernet ne peut s’empêcher d’ajouter un pont ou une tour médiévale là où il n’y en avait pas. Les vues du Hollandais Gaspar Van Wittel, réputées réalistes tout en prenant des libertés avec la réalité, s’inscrivent dans la tradition de la vue touristique. L’exigence topographique n’est pas française. Ces artistes ne peuvent s’empêcher de composer avec la réalité. Par exemple, le campanile médiéval de l’église San Giorgio – construite derrière le temple rond –, était considéré comme une verrue dans le paysage, tant et si bien qu’il fut détruit en 1880. Dans Vue du temple de la Sibylle à Tivoli, Van Wittel le décale sur la gauche ; Vernet le déporte vers la droite, ou le fait disparaître. Chez Nicolas Delobel, en revanche, il dépasse de beaucoup le toit du temple.

M.M. :  Comment se distingue la deuxième génération d’artistes ?
J.L.L : Dans les années 1750 et 1760, le directeur de l’Académie Charles-Joseph-Natoire prend exemple sur son maître Nicolas Vleughels et envoie ses élèves à Tivoli. Fragonard y réalise une de ses plus belles séries de paysages à la sanguine, notables par leurs effets de mouvement. Le succès extraordinaire de trois gravures publiées par Piranèse établit en quelque sorte l’identité visuelle du temple. En tant qu’architecte, il représente fidèlement ce qu’il voit. Contrairement à la tradition flamande du XVIIe qui situait le temple sur la falaise s’élevant au loin, la tradition française s’intéresse à l’environnement immédiat. Le caractère dramatique, presque tragique, du paysage ne transparaît pas.

M.M. : La notion de paysage évolue-t-elle encore ?
J.L.L : La génération de 1760 s’interroge : que doit raconter un paysage ? On arrive aux prémices du renouveau de la peinture d’histoire : le paysage est vu de manière plus réaliste en accordant plus d’importance aux effets de lumière, aux phénomènes naturels, tout en redonnant grandeur et noblesse à la narration. La Vue des cascatelles de Tivoli et du temple de la Sibylle, de Jean-François Hüe, est d’inspiration préromantique : l’ambiance lumineuse est dramatique, les contrastes sont forts, l’acropole est propulsée en haut de la falaise sous un ciel orageux, et Horace médite au premier plan. 

M.M. :  Les générations suivantes n’épousent-elles pas le néoclassicisme ?

J.L.L : Dans les années 1770 et 1780, la troisième génération d’artistes est plus attirée par le caractère tragique du paysage, les effets de lumière et les contrastes dans la végétation. Tivoli est désormais un site dramatique. Henri de Valenciennes et Jean-Antoine Constantin choisissent comme point de vue le fond du ravin, avec l’acropole en contre-plongée, introduisant un sentiment d’étouffement. Simon Denis représente le site de nuit, sous un ciel zébré d’éclairs. Le temple demeure cependant un repère ; le romantisme est sensible à la ruine comme évocation du renouvellement des empires et du caractère mortel des civilisations. 

M.M. :  L’afflux des touristes galvaude-t-il le site ?
J.L.L : L’ouverture d’horizons plus lointains affaiblit l’attrait du site dès le début du XIXe siècle. Cela dit, les artistes continuent d’aller spontanément, voire mécaniquement, à Tivoli comme vers un lieu de pèlerinage. Le choix du soleil couchant revient souvent (Cassas, Granet, Boisselier). Léon Cogniet prend une voie détournée : le temple est vu depuis la ville, avec les collines dans le lointain et les effets de crépuscule en arrière-plan. Il représente le temple de telle manière qu’on ne peut pas l’identifier ; c’est un gros plan vu de profil. Le tableau n’a d’ailleurs été identifié que tout récemment. C’est l’image mythique de Tivoli qu’il retient.

M.M. :  Pourquoi les artistes n’ont-ils pas imaginé le temple tel qu’il pouvait l’être à l’Antiquité ?
J.L.L : Au XVIIIe siècle, le goût pour l’Antiquité ne s’est pas immédiatement accompagné d’une volonté de narrer des histoires antiques. Claude Lorrain a représenté le temple, mais dans des environnements reconstitués. Idem pour Nicolas Poussin. Vers la fin du siècle, on commence à évoquer le site tel qu’il avait pu l’être. Le tableau de Jean-François Hüe (1786) montre l’acropole reconstituée. Et Turpin de Crissé la représente vue au loin, depuis la tonnelle de la villa d’Horace, avec au premier plan le poète latin lisant à Mécène sa première Ode.

TIVOLI. VARIATIONS SUR UN PAYSAGE AU XVIIIE SIÈCLE

Jusqu’au 20 février 2011, Musée Cognacq-Jay, 8, rue Elzévir, 75003 Paris, tél. 01 40 27 07 21, tlj sauf lundi 10h-18h. Catalogue, éd. Paris-Musées, 173 p., 30 euros, ISBN 978-2-759-60146-2.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°337 du 16 décembre 2010, avec le titre suivant : Tivoli ou le paysage au XVIIIe siècle

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