De l’érudition au pastiche

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 14 décembre 2010 - 1047 mots

En matière d’architecture, le recours à l’antique ne consiste plus à rejouer la partition radicale du XVIIIe siècle. Colonnes et pilastres viennent habiller des murs-rideaux.

Peut-on voir dans les ordonnances faussement néoclassiques d’un Ricardo Bofill l’un des derniers avatars de l’architecture classique ? Avec la construction des « Arcades du Lac » à Saint-Quentin-en-Yvelines (1974-1980) ou du « Palais d’Abraxas » à Marne-la-Vallée (1979-1983), l’architecte catalan a signé l’une des manifestations les plus visibles – à défaut d’être éloquente – du retour des façades à colonnes, pilastres, frontons et architraves. Mais Bofill l’a fait en se limitant à une utilisation simpliste de ce répertoire décoratif. Il a plaqué un decorum à l’antique sur un mode de construction qui puise en réalité à la préfabrication lourde du plus banal des immeubles de logement collectif. La critique n’a pas été dupe de ce pastiche de façade, faisant dire au Britannique Kenneth Frampton qu’il y avait là « incarcération par Bofill du logement collectif dans ce cadavre kitsch classicisant ». Poursuivant ainsi la sentence : « L’habitant candidat à l’ascension sociale doit se satisfaire de ce décor d’opérette et de l’illusion de vivre dans un palais (1). »  

Renouer avec le symbole
Une illusion kitsch : les mots sont cinglants pour décrire cette énième résurgence du vocabulaire à l’antique telle qu’elle s’est propagée, au début des années 1970, dans l’œuvre de quelques architectes rangés sous la bannière d’un courant beaucoup plus complexe, celui du « postmodernisme ». Après plusieurs décennies de prééminence du Mouvement moderne, émerge une production théorique et construite qui vise à dénoncer notamment le fonctionnalisme et le minimalisme, au profit d’une architecture qui veut renouer avec le symbole. Quitte à produire un nouveau dogmatisme. L’Histoire, et en particulier l’Antiquité productrice de typologies affirmées, sera logiquement l’une des sources d’inspiration de ces architectes – mais les modernes l’avaient-ils vraiment oubliée ? – identifiés et publiés sous une bannière commune par le critique Charles Jencks dans Le Langage de l’architecture postmoderne (2). Dans cet ouvrage, William J. R. Curtis, éminent historien du Mouvement moderne, n’a pourtant vu qu’une compilation de constructions à « tendance révisionniste » qui « ostensiblement militaient pour un enrichissement esthétique et symbolique de la forme » (3). Querelles de chapelle, sans doute, entre partisans et adversaires du modernisme… Mais, de fait, que penser du kitsch coloriste et débridé de la « Piazza d’Italia », construite par Charles Moore en Louisiane, à La Nouvelle-Orléans (1975-1979), où, si l’architecte dit s’en référer à Claude Nicolas Ledoux, il livre plutôt un décor digne d’un parc d’attractions ?

Le courant connaîtra pourtant un certain succès aux États-Unis, où colonnes et architraves de béton iront jusqu’à se répandre sur les murs-rideaux des gratte-ciel. La tendance n’a pas épargné l’Europe. En 1980, la première Biennale internationale d’architecture de Venise est ainsi intitulée « Présence du passé ». Son point d’orgue est la construction d’une rue intérieure bordée de grandes maquettes de façades classiques conçues par les architectes Michael Graves, Léon Krier, Hans Hollein ou Paolo Portoghesi – par ailleurs éminent spécialiste de l’art de Francesco Borromini ! Cette vogue, qui prône une architecture iconique et parlante, perdurera jusque dans les années 1980, et verra encore quelques résurgences plus tardives. Mais ce classicisme de façade entretient-il une quelconque filiation avec le néoclassicisme du XVIIIe siècle ? D’après Curtis, « des architectes comme Graves ou Bofill eurent beau parler de jeu avec le langage architectural, ils n’avaient pas grand-chose à dire et ne surent pas renouer avec les valeurs profondes de l’architecture classique ».

Certes, comme le néoclassicisme, cette version du postmodernisme est née d’un violent mouvement de réaction. En 1753, lorsque l’abbé Laugier publie son Essai sur l’architecture, c’est contre les dérives du style rocaille, considéré comme trop décoratif, qu’il entend rénover l’architecture. Il prône alors un retour au modèle de la hutte primitive, génératrice des formes du temple grec. Dans les faits, cette mutation sera retranscrite avec plus de subtilité par la première génération d’architectes français convertis à cette relecture de la référence antique. Jacques-Germain Soufflot est ainsi à l’origine d’une architecture très intellectuelle qui opère un savant syncrétisme. Dans l’église Sainte-Geneviève de Paris (tranformée en Panthéon à la Révolution), l’antique est convoqué mais aussi la tradition française de l’architecture gothique. Plus tard, Ledoux et Boullée affirmeront de manière radicale leur ancrage dans l’Antiquité, quitte à développer un certain goût martial. Mais Boullée, avec son mausolée de Newton aux proportions démesurées, ne pose-t-il pas les fondements d’une architecture symbolique, démonstrative, grandiloquente – voire totalitaire – dans un esprit que ne renieront pas les postmodernes du XXe siècle ?  

Citations décoratives
La Révolution française se plaira à faire produire aux architectes des typologies spécifiques de bâtiments adaptés au nouveau système politique. Le concours d’architecture de l’an II visera ainsi à définir une gamme d’édifices publics, palais de justice, hôpitaux…, créant un répertoire d’architectures éloquentes qui perpétuent une logique historiciste. L’Empire érigera plus tard colonnes et arcs de triomphe en l’honneur de son chef d’État victorieux. Cette banalisation du modèle antique fera inévitablement passer de mode l’esthétique néo-classique, battue en brèche par l’éclectisme, le pittoresque puis le Mouvement moderne. Cela jusqu’au nouveau coup de balancier des années 1970, promu par des architectes réactionnaires, même si la technique a changé les choses de manière irrémédiable.

Le symbole devient donc bien pauvre, la référence à l’Histoire se limitant à des citations décoratives dans une architecture faite de verre, de béton et d’acier. À l’instar de Soufflot quelques siècles plus tôt, certains architectes comme Aldo Rossi, Mario Botta ou Rafael Moneo opteront pourtant pour une voie plus subtile, opérant une synthèse entre références antiques, culture locale et techniques contemporaines. L’Histoire, et a fortiori l’histoire antique, n’a donc jamais totalement disparu de l’univers mental des architectes. Mais en ce début de siècle où les architectures qui se vendent sont celles sur lesquelles est apposée une signature qui fait office de marque, la mode de l’Histoire semble provisoirement mise de côté. Provoquant un report de ce goût du pastiche vers un autre domaine : celui du patrimoine.

(1) Kenneth Frampton, L’Architecture moderne, une histoire critique, 1re éd. 1980 ; éd. française, Thames & Hudson, 2006.

(2) 1re éd. 1977 ; éd. française, 1979, Denoël.

(3) William J. R. Curtis, L’Architecture moderne depuis 1900, 1re éd. 1982, éd. française, 2004, Phaidon.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°337 du 16 décembre 2010, avec le titre suivant : De l’érudition au pastiche

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