Stéphane Couturier, entre réalité et fiction

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 décembre 2002 - 914 mots

De Moscou, Berlin, Paris ou Séoul, le photographe Stéphane Couturier rapporte des images relevant d’un jeu permanent de structures, de masses et de compositions. Un travail au résultat étonnant, proche de l’abstraction, où tout semble truqué mais ne l’est pas.

Voilà deux heures bien sonnées qu’il erre à travers le dédale serré des avenues, des rues et des ruelles d’un quartier de Séoul à la recherche de l’adresse de son hôte. S’il aime à se promener dans les villes, ce soir-là Stéphane Couturier s’en passerait volontiers. Il voudrait arriver à bon port. Fort de sa mémoire, il pensait retrouver sans trop de difficultés son chemin pour y être déjà venu dans le passé. Rien n’y fait : ni les indications qu’on lui a grattées sur un bout de papier, encore moins le plan de la ville qui est incompréhensible. Voilà deux heures qu’il tourne en rond et en large, passe par ici, repasse par là, croit reconnaître telle devanture, la configuration de telle rue, pour s’avouer être complètement perdu. Un coup de fil à son hôte, deux ou trois mots d’explication et le tour est joué : « Il suffit de... » et le voici enfin rendu !
Stéphane Couturier est d’un naturel serein. Il ne s’énerve pas facilement. Non qu’il soit patient mais il est plutôt du genre à s’obstiner. Ce soir-là, dans les rues de Séoul, comme il n’était pas en situation de travail, il se déplaçait sans son appareil photo. Qu’en aurait-il fait d’ailleurs puisque la nuit était tombée et que l’obscurité n’est pas son fait. Elle l’est d’autant moins que tout son travail, depuis une quinzaine d’années qu’il est apparu sur la scène artistique, procède d’une expérimentation permanente du regard à l’appui d’images de paysages urbains clairement exposés. Sinon urbains, des paysages du moins modelés par l’activité de l’homme. Si ceux-ci ne sont jamais autre chose en réalité que le prétexte à renvoyer le spectateur à l’exercice de son propre regard, c’est que Stéphane Couturier s’applique à y cultiver une forme de paradoxe en construisant des images fondamentalement ambiguës.
Il fut un temps où, au sein d’une série dite d’« archéologies urbaines », l’artiste multipliait à l’envi les jeux de superpositions de strates, de premiers et d’arrières plans, du dedans et du dehors dans des compositions radicalement frontalisées, emplissant à l’excès le champ de l’image comme pour empêcher toute lecture immédiate. Il y cultivait notamment la collusion entre le naturel et le construit, l’ancien et le nouveau dans une qualité d’appréhension d’un espace et d’un temps indéfinis, qui ne se privait d’aucune dimension documentaire tout en récusant l’anecdote. De fait, les paysages urbains de Stéphane Couturier sont absents de toute présence humaine et c’est tout juste si le passage d’un train à grande vitesse vient y opérer une trace méconnaissable.
D’une ville et d’un pays à l’autre, de Moscou à Berlin, en passant par Paris puis à nouveau par Séoul, l’expérience engagée sur le terrain l’a conduit à produire par la suite une nouvelle série dite des « villes génériques ». Celle-ci vise à rendre compte du rapport d’altérité de ces barres et de ces tours qui se dressent sur le ciel à la façon de sculptures monumentales et dont la similitude les banalise par-delà toute culture. Couturier y accuse la verticale de ses images soit par l’affirmation d’une figure isolée au centre de celles-ci, soit par le jeu intriqué de panneaux de diptyques et de triptyques structurant puissamment l’espace. Se présentant sous l’intitulé rassembleur de Monuments, ces images imposent leurs volumes géométriques anonymes dans un face-à-face d’autant plus impressionnant qu’elles mettent le regard en confrontation directe avec le fait photographique lui-même. A première vue, il apparaît que l’on se trouve face à des images subtilement manipulées tant leur composition et cet effet de répétition qui les structure semble relever d’un traitement informatique, systématisé et distancié. Il n’en est rien. Rien n’est ici truqué alors que tout le laisse paraître. Tout est livré tel quel, à l’état brut où l’artiste l’a vu. Où il l’a cadré.
La démarche de Stéphane Couturier repose en fait sur deux critères fondamentaux : la notion de variante, d’une part, pour ce qu’elle instruit l’idée de générique ; celle du simulacre, de l’autre, dans cette persistance d’un rapport ambigu entre réalité et fiction. A cette seconde, la toute récente série qu’il a réalisée apporte un nouveau souffle. Elle est portée par l’idée de « faire du paysage » et placée sous l’expression de « landscaping », réalisée pour l’essentiel lors d’un séjour partagé entre Mexique et Etats-Unis, à San Diego et à Tijuana. Eloge de l’entre-deux en quelque sorte, Couturier y a abandonné le vertical pour l’horizontal et les grands ensembles pour les enclos pavillonnaires fabriqués de toutes pièces dans le paysage. Utilisant toujours des formats polyptyques mais dans des combinaisons perverties qui ne s’avouent pas d’emblée, il en fortifie curieusement le côté générique par une intervention délibérée dans l’image. Couturier joue de la sorte de supposées continuités et discontinuités, dans un brouillage nouveau qui nous invite encore et toujours à apprendre à regarder. « La manipulation est-elle aussi acceptable que la réalité ? » s’interroge le photographe. Au regard de ses images, la question n’est peut-être pas essentielle car ce qui compte finalement, c’est de bien mesurer comment le travail de Stéphane Couturier relève d’une forme épurée d’abstraction, d’un jeu permanent de structure, de masse et de composition.

- PARIS, galerie Polaris, 8, rue Saint-Claude, tél. 01 42 72 21 27, jusqu’au 28 décembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Stéphane Couturier, entre réalité et fiction

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