Photographier l’architecture

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 7 novembre 2003 - 1532 mots

L’architecture est l’un des sujets historiques de la photographie. Reproduction objective ou œuvre d’un créateur, la photographie d’architecture excède parfois ses limites pour toucher à la photographie plasticienne.

Bâtiment, objet célibataire, tissu urbain, lieu, évocation… ? Reportage, constat d’expert, relation stricte, approche d’auteur, transfiguration, mise en scène… ? Autant de façons de considérer, regarder, sentir, photographier l’architecture.
Au commencement était l’architecture. Ou du moins les immeubles, au sens littéral du mot. En 1826 déjà, Niepce avait su accorder ses infinis temps de pose au statisme des bâtiments. Dès 1900, Eugène Atget immortalisait un Paris immobile, gris, mystérieux, hiératique jusque dans la misère. Et qui ne garde en mémoire le Flat Iron Building, à New York, saisi par Alfred Stieglitz en 1903 puis par Edward Steichen en 1904, le premier de jour et le second de nuit...
Sujet majeur de la photographie, l’architecture s’impressionne en lignes, rythmes, masses, en ombres et en lumières, de manière telle qu’on ne sait parfois distinguer les reportages des pures compositions plastiques. Au fil du siècle, l’écheveau sera indémaillable. Et donnera des merveilles signées de l’Américain Paul Strand (années 1910), du constructiviste Alexandre Rodtchenko ou du « Bauhausien » László Moholy-Nagy (années 1920), de Man Ray et André Kertész (années 1930), de Berenice Abbott et Germaine Krull (années 1940), de René Burri et Werner Bischof (années 1950) et, plus près de nous, de l’Italien Gabriele Basilico...
Aujourd’hui, ce que l’on nomme rapidement la « photo d’archi » relève beaucoup plus du constat, de la relation exacte et précise, que du reportage et de l’interprétation. À cela, bien des raisons dont la plus évidente est, tout simplement, économique. Depuis quelques années, magazines et éditeurs ne produisent plus leurs sujets consacrés à l’architecture. Les coûts de production et la cascade des droits rendent l’entreprise ingérable. Ce sont donc les architectes qui s’improvisent producteurs des reportages photographiques dédiés à leur œuvre. Autant dire que justesse et précision sont devenus les maîtres mots en la matière. Pas question d’interpréter, il s’agit de rester au plus près. L’architecte Rudy Ricciotti, qui n’hésite pourtant pas à faire appel en ce qui le concerne à un photographe de la singularité de Bernard Plossu, constate : « Le problème ici, c’est que les architectes vampirisent les photographes. Le résultat est presque toujours glacial et même meurtrier. Et en même temps, curieusement, cela se médiatise très bien. »
Glaciale, glaçante, vide, « célibataire », telle s’affiche le plus souvent la photo d’architecture. D’autant que les architectes devenus producteurs (c’est-à-dire qu’ils livrent dorénavant libres de droits leurs photographies) bénéficient par la même ocasion de l’arsenal qui protège le droit à l’image. C’est dire qu’ils ne se privent pas de choisir eux-mêmes le cliché publiable et, partant, n’autorisent aucune dérive, aucune digression, aucune fantaisie qui pourrait rendre l’ensemble autrement plus séduisant et compréhensible.

Regards d’auteurs
Cette situation a eu des conséquences dommageables, comme par exemple la disparition récente de l’agence Archipress, fondée par Françoise Morin en 1988 et dont l’objectif était de donner toute latitude à des « regards d’auteur », à l’instar d’un Gabriele Basilico ou d’un Stéphane Couturier. Lequel  fut d’abord photographe d’architecture, avant de glisser petit à petit,  à partir de 1993, vers la photographie plasticienne. Une première exposition en 1994 le conforte dans ses choix et, en 1995, il franchit le pas. Représenté dorénavant par la galerie Polaris de Bernard Utudjian, il raconte : « Le fait de photographier l’architecture, la ville, l’urbain, ne crée en rien un genre ou une école. Chacun a son vocabulaire propre, expose son langage propre. Gursky n’est pas Bustamante qui n’est pas Couturier, même si, souvent, nous nous inspirons des mêmes lieux… Ce qui compte pour moi, ce sont bien sûr le regard et la composition, mais aussi bien la sociologie et, surtout, cette possibilité d’agglomération de tant de choses dans un simple fragment. »
Ne pas croire pour autant que le territoire de la photo d’architecture soit sinistré et que les photographes qui en ont fait leur spécialité se soient transformés en simples chambres d’enregistrement. Certes, peu de liberté leur est laissée, mais cette liberté-là, ils l’exploitent bord cadre, à l’image d’un Georges Fessy, qui fait l’unanimité dans le milieu. « Une photo à faire ? J’appelle Fessy », s’exclame l’architecte Odile Decq, laquelle s’émerveille également du travail d’un Futagawa, qui réalise d’étonnants reportages pour le magazine japonais GA.
Pour Georges Fessy, « la photo d’architecture, c’est avant tout le plaisir de la découverte ». « Ce que j’essaie de retranscrire, c’est d’abord ce plaisir et cette émotion. Et puis, un bâtiment, un lieu, c’est essentiellement un cheminement, une succession d’événements visuels. Enfin, il y a une vérité de l’architecture, liée à l’heure, à la lumière, à la dynamique, à la singularité, à l’humour. Je travaille toujours seul, car je veux guetter le bon moment sans être contraint par quoi que que ce soit ou qui que ce soit. »
Lorsqu’on évoque devant lui le fait que les photographies d’architecture sont toujours, ou presque, vides de vie, Georges Fessy confirme en invoquant deux raisons : « La première naît de ce que les architectes souhaitent notre intervention avant utilisation, au moment précis où le bâtiment est terminé et qu’il leur appartient encore. La seconde est liée au temps de pose extrêmement lent et qui, de toute façon, éliminerait tout mouvement, tout passage dans le champ. Peut-être donc faut-il aborder l’architecture en tant que nature morte… ? »

Frontières poreuses
Mais qu’attendent réellement les architectes de ces clichés ? Pour Gaëlle Martin, directrice de la communication de l’Atelier Christian de Portzamparc, il s’agit d’un « exercice périlleux qui consiste à donner au plus près et en deux dimensions la sensation d’un espace tridimensionnel. Et à cela, Nicolas Borel, avec lequel [l’agence] travaille beaucoup, excelle. »  Selon Gaëlle Lauriot-Prévost, directrice artistique de l’Agence Dominique Perrault, il est avant tout question de « lumière, tant l’architecture de Dominique en procède. Les jeux de transparence, de dématérialisation, de déréalisation, d’irréalité sont difficiles à saisir et à fixer sur pellicule. Rares sont ceux qui y parviennent. Georges Fessy et André Morin possèdent cette grâce… » Ce qui n’empêche ni l’une ni l’autre de succomber à la dimension énigmatique d’un Thomas Struth pour la première et au mystère d’un Serrano pour la seconde. Si la frontière séparant la photo d’archi du reportage est peu étanche, elle est tout autant poreuse du côté de la photo plasticienne.
Reporter-photographe et merveilleux portraitiste, Jean Ber confie : « C’est vrai que la photo d’architecture et le portrait sont très proches. Sauf qu’avec l’architecture, point n’est besoin de prendre rendez-vous, la disponibilité est entière et les états d’âme inexistants. En fait, j’aborde l’architecture comme un enfant s’approprie un jeu de cubes. J’utilise le travail de l’architecte en le réinventant. Je recompose ses lignes et ses formes en les déformant, en les fractionnant, en les réécrivant avec la lumière. Autant dire que je ne suis pas réellement un photographe d’architecture. »
Même son de cloche chez Mario Palmieri, qui déplore que le désir d’« objectivité » des architectes débouche essentiellement sur la « neutralité ». « J’adore l’architecture en tant qu’expression du génie humain et, particulièrement celle de créateurs comme Herzog et de Meuron, qui savent si bien travailler l’écriture, les lignes, les matières… Mais je ne me considère pas comme un photographe d’architecture parce que je tiens avant tout à ma liberté de regard. » Palmieri publie régulièrement des reportages dans le magazine Numero, l’un des très rares en France à encore produire ses sujets et par là même à favoriser cette fameuse liberté de regard, cet essentiel droit à la réinterprétation.
Dans ces conditions, la photo d’architecture a-t-elle, est-elle un marché ? Rik Gadella, fondateur et directeur artistique de Paris Photo, réagit : « Non, il n’y a pas de marché pour la photo d’architecture parce qu’au fond elle a un usage interne. Seule exception peut-être, Lucien Hervé, que présente la galerie agnès b. Mais n’est-ce pas avant tout cette aventure unique entre un architecte et un photographe, entre Lucien Hervé et Le Corbusier qui est devenue œuvre… ? »
Faut-il donc s’évader de l’architecture proprement dite pour retrouver la photographie ? Pour Rudy Ricciotti, le plus grand photographe d’architecture n’est autre que l’Américain Walker Evans. De leur côté, Herzog et de Meuron n’hésitent pas à commissionner l’artiste allemand Thomas Ruff pour photographier leurs architectures. Il est vrai que ces trois-là sont très liés au milieu de l’art, collectionneurs et amateurs. Et, c’est logique, tout ce qui peut faire basculer leur travail dans une autre dimension, sans toutefois en perdre l’âme, ne peut que les réjouir.
Ainsi, une boucle se boucle. Au départ, le photoreportage à dimension plastique et où domine le noir et blanc. À l’arrivée, la photo plasticienne, à l’exemple des Allemands Bernd et Hilla Becher et ceux qu’ils ont formés, d’Andreas Gursky et Thomas Ruff à Thomas Struth, ou encore, dans d’autres registres, les Américains Lewis Baltz et Ed Ruscha, le Français Jean-Marc Bustamante, le Japonais Hiroshi Sugimoto, tous chers au cœur et aux yeux du collectionneur et fondateur de la galerie Kreo à Paris, Didier Krzentowski. Laissons ce dernier conclure : « L’architecture, le bâtiment, non ! Le lieu et le non-lieu, oui ! »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°180 du 7 novembre 2003, avec le titre suivant : Photographier l’architecture

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