Louis Schweitzer - La culture en héritage

Par Jean-Christophe Castelain · L'ŒIL

Le 27 avril 2010 - 1921 mots

L’ancien président de Renault reste engagé dans la vie économique. Si son combat contre les discriminations est connu, on sait moins son engagement dans la culture.

Vous êtes issu d’une illustre famille : petit-neveu du Prix Nobel de la paix Albert Schweitzer et du chef d’orchestre Charles Münch, cousin de l’écrivain Jean-Paul Sartre, fils d’un directeur général du FMI. Est-ce un héritage lourd à porter ?
Louis Schweitzer : Non, je ne l’ai pas ressenti ainsi. Mon père était un fonctionnaire éclairé, il a eu la chance d’être à un moment donné en poste à Washington, ce qui m’a permis de découvrir la langue anglaise et la culture américaine. Dans les écoles américaines, on convie très vite les enfants à faire des activités artistiques.
De retour en France, ma mère m’a inscrit aux matinées classiques du Théâtre Français. J’ai moi-même pratiqué un peu le théâtre amateur et j’ai également joué du piano, car j’avais effectivement des musiciens dans la famille. Plus tard, j’ai d’ailleurs accepté de présider le Cercle de l’Orchestre de Paris, car son premier directeur en fut mon grand-oncle Charles Münch. Ce milieu familial m’a bien sûr apporté une solide culture générale et une ouverture d’esprit.

Êtes-vous marqué par les valeurs de la bourgeoisie protestante alsacienne à laquelle vous appartenez ?
Ces valeurs morales sont très présentes, avec ce fond de calvinisme. J’ai été élevé avec beaucoup de liberté, mais aussi beaucoup d’exigence. Les idées de responsabilité et de devoir étaient très présentes.

Vous qui êtes passionné de culture, n’avez-vous jamais été tenté par une carrière dans ce secteur ?
Ce n’est pas la coutume en sortant dans les premiers de l’ENA de choisir la culture – on opte plutôt pour l’inspection des Finances ou le Conseil d’État – et je n’ai jamais imaginé faire de la culture une carrière professionnelle. Mais dans ma vie privée, oui, la culture tient une grande place. D’ailleurs, j’ai accepté beaucoup d’engagements : président du Festival d’Avignon, des Amis du musée du Quai Branly, administrateur du musée du Louvre, de la RMN…

Vous êtes l’un des chefs d’entreprise les plus impliqués…
Je ne suis pas le seul. Michel Pébereau est très connaisseur de science-fiction, Jean-Louis Beffa d’opéra… Si je suis plus engagé que d’autres, c’est peut-être parce que je ne pratique pas le golf ! Cela me laisse du temps libre !
Ce qui me différencie est peut-être ma prédilection pour le théâtre. Le théâtre est rarement le premier goût mis en avant par les chefs d’entreprise, car il n’a pas de dimension « statutaire », contrairement à l’opéra, par exemple. Au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence on retrouve presque tout le CAC 40, ou du moins la bonne société parisienne. Pas au théâtre, car là la prise de risque y est totale et les références moins nombreuses.

Renault est une entreprise qui a beaucoup œuvré pour l’art. Y étiez-vous favorable ?
Sous l’impulsion de Pierre Dreyfus et de Bernard Hanon, une politique active de commandes à des artistes vivants tels Dubuffet, Vasarely, Tinguely, Arman, a été menée. C’était très audacieux à l’époque cette collaboration entre une trentaine d’artistes précurseurs et une entreprise publique, locomotive industrielle de la France. Renault apportait son soutien technique, logistique et humain à cet atelier à grande échelle.
Il y a eu une interruption dans cette politique entre 1975 et 1981 et dans le même temps il y a eu ce procès intenté par Dubuffet lorsque Renault a décidé de ne pas construire le Salon d’été de l’artiste. Jean Dubuffet a eu gain de cause en cassation, mais a décidé finalement de ne pas exécuter son œuvre. Ensuite, les commandes ont repris jusqu’à ce que Georges Besse devienne patron en 1985 et décide de mettre fin à cette collection riche de trois cents œuvres. Il a alors vendu tout ce qui était cessible, mais l’essentiel ne l’était pas. Cela illustrait une certaine idée de l’art pour cette entreprise nationale. Les plus belles œuvres ont donc été rangées.
Lorsqu’en 1992 je suis devenu président de Renault, je n’ai pas repris cette politique d’acquisition, mais en revanche j’ai souhaité valoriser cette collection, la faire tourner, la cataloguer. J’ai nommé un conservateur qui a monté des expositions au Brésil, au Japon, au Mexique. Actuellement, la collection est présentée en Amérique du Sud.

Pourquoi avoir abandonné ce mécénat ?
Je ne l’ai pas renouvelé, car je trouve ce type de mécénat pas évident à justifier. J’aime l’art moderne, mais suis-je légitime à en faire une politique d’entreprise ?

Que vous suggère le fait qu’une partie de cette collection a été cédée gratuitement à Jean Hamon, cet entrepreneur désireux d’édifier un musée sur l’île Saint-Germain, mais qui a ensuite été condamné pour des pratiques douteuses ?
À l’époque, je n’ai rien su des remous autour de cette cession. Heureusement, les œuvres majeures sont restées chez Renault.
La bonne nouvelle est que ces œuvres n’ont pas de valeur marchande, car comme je vous le disais, elles ne peuvent être vendues. Les artistes avaient en effet passé un contrat les affectant à Renault. Ses éventuels repreneurs seraient liés à leur tour.

Avez-vous été déçu que la fondation Pinault pour l’art contemporain ne s’installe pas à Boulogne sur les anciennes terres de Renault ?
Bien sûr je l’ai été. L’île Seguin est un lieu symbolique, l’idée de banaliser cet endroit me chagrine. J’ai envie que ce site unique car mythique le reste. Le projet de ce musée, son architecture, me séduisaient.

Vous avez présidé le jury des grands prix du mécénat décernés par l’Admical. Quelle perception avez-vous du mécénat aujourd’hui ?
Le mécénat s’est beaucoup développé avec des objectifs d’image, en interne et en externe, pour les entreprises qui l’adoptent. Chez Renault, on avait déjà un engagement sportif en formule 1 et la personnalité de la firme était telle que ce support générateur d’image n’était pas nécessaire. Par exemple, les banques sont perçues comme des entités froides, elles ont besoin de se faire aimer. Cela n’a jamais été le cas pour Renault.

Proposer des œuvres d’art au sein d’une entreprise, n’est-ce pas une façon de diffuser l’art auprès du personnel ?
Oui. Pierre Dreyfus avait cette idée de la modernité et de l’art populaire. Le comité d’entreprise emmenait en masse les salariés au TNP. La rencontre du monde ouvrier et de la culture est une belle idée, généreuse, sympathique, mais son application n’est pas évidente. Et la diffusion de la création chez Renault est également assurée par les designers. Dans le monde anglo-saxon, l’entreprise envahit la sphère privée, en France la coupure entre vie professionnelle et vie privée est plus nette, à l’exception de quelques firmes paternalistes. Renault n’est pas dans cette logique.

Pourquoi avoir accepté de présider ce jury de l’Admical dans ce cas ?
J’admire Jacques Rigaud, fondateur de cette association de promotion du mécénat ; il fut mon maître de conférences à Sciences Po. Et aussi c’était une occasion de découverte et ma curiosité est inépuisable. Cela m’a permis de balayer toutes les formes possibles de mécénat, y compris émanant des PME.

Vous faites partie de ce club de collectionneurs d’art créé par des proches de Laurent Fabius, est-ce un engagement affectif ou rationnel ?
Ce club me permet de découvrir des artistes, ce n’est pas un investissement que j’aurais fait sur une base rationnelle et je n’y suis pas très actif.

Que collectionnez-vous ?
En fait, je collectionne plutôt des livres des xixe et xxe siècles. J’achète aussi énormément de bandes dessinées.

Vers quels artistes plasticiens se portent vos goûts ?
Je n’ai pas de goûts figés. J’adore Dubuffet, Serrano, le photographe Burkhart. Je possède une peinture de Ming représentant Mao que je trouve très beau, ainsi qu’un dessin de Bob Wilson. Je n’ai pas d’expertise en art moderne, mais les artistes que j’admire le plus, je ne peux me les offrir !

Où achetez-vous ?
Dans les ventes aux enchères. J’adore Drouot. Quand on a refait Drouot dans les années 1970, les enchères se faisaient à la gare d’Orsay, tout près à l’époque du ministère des Finances où je travaillais. J’y allais souvent.

Vous présidez la Société des amis du musée des Arts premiers. Y a-t-il un lien avec une passion qu’aurait pu vous transmettre l’ethnologue Albert Schweitzer ?
Non, même si j’ai conservé chez moi un bois sculpté, mais sans valeur artistique, qu’il m’avait offert. On m’a proposé de participer au choix architectural de ce musée, cela m’a passionné. J’étais favorable à Jean Nouvel, même si j’ai aussi apprécié un autre projet, pour son toit en zinc en pente douce, malheureusement écarté, car il ne laissait aucune place pour le jardin. Et cela n’était pas envisageable vis-à-vis du voisinage.

Que vous apporte cette présidence des amis du musée ?
Grâce à cela, j’ai réellement apprécié les arts premiers. Il n’y a pas de mot correct pour les définir. Certains objets ont une force d’attraction immédiate que je trouve extraordinaire, ils vous saisissent ; d’autres, on a beau vous les expliquer, on les regarde de l’extérieur. Le Pavillon des sessions du Louvre est passionnant.

Être ami du musée, cela consiste en quoi ?
C’est un fan-club. Un musée a besoin de supporters. Et aussi de ressources financières même s’il a son propre service de mécénat. Je mets mon carnet d’adresses à son service. On achète des œuvres en codécidant avec les conservateurs, on aide à la restauration. La cotisation est de 120 euros, mais inclut l’abonnement. Nous sommes cinq cents membres.C’est peu comparé au Louvre qui en a soixante mille ! Mais être ami du Louvre est la seule façon de pouvoir s’abonner et ainsi de ne pas faire la queue : une bonne affaire !

Vous avez des cartes des amis du Louvre, d’Orsay, du Centre Pompidou. Pourquoi, vous qui êtes invité partout ?
D’abord, lorsque l’on est invité aux vernissages, on ne voit rien, il y a trop de monde, et trop de gens vous parlent. Et puis, si j’ai ces cartes de membre, c’est parce que j’aime aller dans ces musées. J’ai un peu de temps le week-end : comme je vous l’ai dit, je ne joue pas au golf, et je ne vais pas au cinéma non plus. Quant au théâtre, je m’y rends en soirée.

Quelles expositions vous ont séduit récemment ?
L’exposition sur la Renaissance italienne au Louvre, Soulages au Centre Pompidou. En revanche, je n’ai pas aimé « Art nouveau Revival » à Orsay : l’Art nouveau psychédélique, ce n’est pas ma tasse de thé. J’aime l’Art nouveau, mais pas cette résurgence dans les années 1970.

Vous avez terminé votre mandat à la Halde. Cette mission semble vous avoir passionné ?
Oui, je m’y suis investi avec enthousiasme, car je crois à cette cause. Nous avons fait des choses et j’espère que mon successeur continuera. C’est bien de ne faire qu’un mandat, ainsi notre indépendance n’est pas suspectée.

Vers quelles aventures allez-vous désormais ?
Vous savez, je suis très occupé. La présidence d’AB Volvo, je n’aurais pu l’accepter si je n’avais pas quitté la Halde. Et je suis également président non exécutif d’AstraZeneca, et président du conseil de surveillance du journal Le Monde. Avec une mission très difficile : trouver des investisseurs sans nuire à l’indépendance consubstantielle à ce quotidien !

Biographie

1942 Naissance à Genève.

1970 Diplômé de l’ENA, devient inspecteur des Finances.

De 1981 à 1986 Directeur de cabinet de Laurent Fabius.

De 1992 à 2005 P-dg de Renault.

2002 Membre du Conseil d’administration du Louvre et président de la Société des amis du Quai Branly.

Depuis 2005 Président du Festival d’Avignon.

2005-2010 Président de la Haute autorité de lutte contre les hiscriminations et pour l’égalité.

2010 Louis Schweitzer préside le conseil d’administration d’AstraZeneca ainsi que le conseil de surveillance du journal Le Monde.
 

L’affaire Dubuffet

Condamné à achever l’édification du Salon d’été de Jean Dubuffet en 1983, Renault n’a plus passé de commandes aux artistes depuis. Un procès lourd de conséquences qui a duré plus de huit ans et éprouvé les deux parties. En 1974 le constructeur automobile commande à l’artiste pour le siège de la Régie, à Billancourt, son Salon d’été, grande sculpture habitable qui devait se composer d’un bassin de 300 m2.

Les travaux commencent en janvier 1975 mais le projet se heurte bientôt à des difficultés. L’étanchéité de la dalle sur laquelle repose le bassin est imparfaite et le budget est multiplié par trois. Renault décide alors d’interrompre les travaux du Salon. Dubuffet saisit la justice qui, après de multiples revirements, lui donne finalement gain de cause. Il y renonce pourtant en 1983, déclarant : « C’est maintenant moi qui refuse (non sans tristesse) que la Régie Renault se voit gratifiée de ce Salon d’été. Ne restera de ce projet […] que son souvenir. »

Tintin contre Batman et Superman
Le 22 février dernier, le premier album original de Superman a été adjugé aux États-Unis pour 740 000 e. Quelques jours plus tard, ce record a été battu par l’album présentant la première aventure de Batman, vendu 800 000 e. Affaire de passionnés, tel Louis Schweitzer qui collectionne les bandes dessinées, et non de spéculateurs, le marché de la BD est en ébullition.

Pour mémoire, en France, une planche d’Enki Bilal s’était vendue plus de 177 000 e en 2007 (record mondial pour un artiste vivant). Le 29 mai 2010, ce sera au tour d’inédits d’Hergé d’être mis en vente à Drouot-Montaigne. Très attendu, un album original de Tintin au Congo (1931) est estimé à 20 000 e. Le marché de la BD commence à ressembler à celui de l’art contemporain.

Les Aventures de Tintin Reporter du Petit « Vingtième » au Congo. Editions du Petit « Vingtième ». 1931, estimation : 18 000 - 20 000 euros, vente du 29 mai, SVV PIASA, Paris. © Hergé – Moulinsart 2010

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°624 du 1 mai 2010, avec le titre suivant : Louis Schweitzer - La culture en héritage

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