Art contemporain

Les faux-semblants de l’art contemporain

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 19 mai 2020 - 1082 mots

Les innombrables possibilités expressives du masque n’ont pas laissé indifférents les plasticiens d’aujourd’hui. Les street-artistes en revanche l’utilisent pour l’anonymat qu’il leur apporte.

Objet rituel, théâtral, politique, et aujourd’hui sanitaire, le masque est aussi un leitmotiv dans l’art contemporain. « De manière très claire, les artistes s’intéressent aujourd’hui non seulement aux masques en tant qu’objets, mais aussi à leurs significations sociales, culturelles, politiques et symboliques,écrit ainsi Madeleine Schuppli, directrice de la Aargauer Kunsthaus en Suisse, dans le catalogue de l’exposition collective « Mask », dont elle fut tout récemment la commissaire. Sur le plan de la tension entre masquage et démasquage, ils abordent ce thème très chargé et examinent à la fois le concept et l’objet, qu’ils analysent et réévaluent à la lumière de notre époque. »

Sans doute la multiplicité des masques dans l’art contemporain procède-t-elle en tout premier lieu d’une intense circulation des visages dans l’espace médiatique, sur les réseaux sociaux et toutes sortes d’interfaces. Or le visage, que nous tenons pour le miroir de l’âme et le support de notre identité, est un objet technique, comme le rappelle Marion Zilio dans Faceworld (PUF, 2018) : il est institué par l’invention de la photographie et, aujourd’hui, par nos profils Facebook. L’artiste est alors tenté d’en souligner la part d’artifice, bref de le désigner comme masque. En superposant à des portraits d’acteurs et d’actrices des cartes postales de paysages dans la série « Mask », John Stezaker pointe ainsi la célébrité comme un fantasme. À Cindy Sherman, le régime de visibilité sous lequel nous vivons inspire une succession vertigineuse de travestissements. Les masques que revêt l’artiste américaine exacerbent leur nature artificielle, se donnent explicitement pour faux. Ce faisant, ils mettent en doute la possibilité de toute vérité, voire de toute réalité, dans une société régie par les flux.

Avec le street art, les artistes prennent le masque

Chez d’autres, le désir commun de se donner à voir conduit paradoxalement à dissimuler son visage. C’est le cas des graffeurs et des street-artistes, pour qui le masque est, avec le pseudonyme, la condition même de toute visibilité. Chez eux, l’usage de la cagoule, de la capuche, de tout ce qui se dérobe aux regards, tient d’abord à l’illégalité de leur démarche : il permet de déjouer l’identification policière. Mais parce qu’il en dit long sur le paradoxe d’une indiscipline aussi secrète qu’omniprésente, il devient aussi, chez Rammellzee ou Honet, un objet esthétique, exposé comme l’emblème d’une culture tout entière.

À mesure que l’art urbain s’est exposé sur Internet et dans les médias, il a aussi fini par prendre des allures de posture, de mise en scène, voire d’agent paradoxal de mise en visibilité. C’est bien sûr le cas de Banksy : la curiosité dont il est l’objet est d’autant plus grande que son identité est tenue secrète.

Cet usage fréquent du masque dans l’art urbain est souvent dénué de visées politiques. A contrario, d’autres pratiques de l’art dans ou avec l’espace public font de la dissimulation une tactique. Dans certains cas, il s’agit de dépersonnaliser l’action pour mieux mobiliser des foules sans visages. C’est tout le sens des masques de gorille dont s’affublent le groupe d’artistes féministes Guerilla girls. Depuis le tournant sécuritaire qui a suivi le 11-Septembre jusqu’à l’essor récent de la reconnaissance faciale, l’usage du masque vient aussi souligner et dénoncer l’omniscience technologique. Les portraits d’Heather Dewey-Hagbord, conçus à partir de fragments d’ADN prélevés dans l’espace public (voir ill.), suggèrent la fin possible de toute intimité. Alors, quand les foules manifestent à travers le monde en arborant les masques de Guy Fawkes ou du Joker, certains artistes en conçoivent tout exprès pour déjouer les technologies de surveillance. L’Américain Leo Selvaggio a conçu le projet URME (prononcer « you are me », voir ill.) dans cette intention : distribuées largement, les reproductions hyper-réalistes en 3D de son visage offrent de se fondre dans la masse. Quand les masques ont ce défaut d’attirer l’attention, le sien tire son efficacité de sa banalité.

Car tel est le paradoxe du masque : il sur-visibilise ce qu’il est censé cacher. Raison pour laquelle il peut aussi servir d’appui à l’affirmation identitaire. Dans le débat contemporain, cette identité est d’abord à entendre en un sens politique : elle s’articule au genre, à la race, à la classe sociale, qui déterminent les statuts et les rangs. Dans un élan carnavalesque, le masque offre alors de rebattre les cartes de l’égalité, et singulièrement de réévaluer la place des cultures dites minoritaires dans le récit historique dominant. Kader Attia l’inscrit ainsi dans la lignée de l’art moderne pour évoquer les traumatismes de l’Histoire et leur possible réparation. De même, dans l’exposition « Amalgam » au Palais de Tokyo en 2019, l’Afro-Américain Theaster Gates recourait entre autres au masque africain pour évoquer la difficile cohabitation des communautés raciales aux États-Unis. Ce sont des questions proches qui amènent également Simon Starling à s’intéresser depuis quelques années aux masques nô et à leur influence sur les avant-gardes européennes. La création de masques inspirés à la fois de l’art moderne et de la tradition japonaise souligne l’ambivalence de toute appropriation culturelle, et suggère que le contresens peut aussi être le ferment de la nouveauté.

Brouiller les repères

Derrière le masque, se fait ainsi jour que l’identité est toujours le produit d’une construction sociale et politique. « Se pose alors la question fondamentale de la relation entre identité et individualité, note Madeleine Schuppli. Quel pouvoir donnons-nous, sur les plans sociétal ou personnel, à la classification de l’individu au sein d’un groupe ? Bien différentes sont les tentatives des individus modernes de se définir, de s’optimiser et de se diversifier, par exemple, en assumant divers rôles et en choisissant les déguisements correspondants. Les masques mutent pour devenir les symboles du brouillage de ces frontières. »

La redécouverte dans les années 1990 de l’œuvre Claude Cahun désigne le masque comme l’adjuvant d’un tel brouillage. Les travestissements de l’artiste appuient de fait cette idée, chère aux théories « queer », selon laquelle la féminité est une mascarade, et qu’il importe dès lors pour s’en libérer d’en défaire un à un tous les codes.

Non content de troubler les repères du genre, le masque vient aussi brouiller ceux de l’espèce. D’où l’incertitude qui point dans Human Mask, court métrage tourné en 2014 par Pierre Huyghe aux abords de Fukushima. L’artiste français y décrit un monde où l’humanité ne subsiste que sous la forme d’un masque, porté par un singe. Peut-être l’objet renoue-t-il alors avec sa vocation rituelle : viatique des métamorphoses, il permet le passage d’un monde vers un autre, post-apocalyptique ou post-humain…

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°546 du 22 mai 2020, avec le titre suivant : Les faux-semblants de l’art contemporain

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